Pourquoi le langage inclusif est-il adopté plus facilement au Royaume-Uni qu’en France ?

Curiosité

Écriture : Éléonore de Beaumont
Relecture scientifique :
Marie Flesch
Relecture de forme :
Line Kong A Siou et Jérémy Ferrand

Temps de lecture : environ 15 minutes.
Thématiques :
Analyse du discours (Langues & Linguistique)

Publication originale : Coady A., Jardin à la française ou parc à l’anglaise ? Les idéologies linguistiques : des freins au langage non sexiste. Cahiers du Genre, 2020. DOI : 10.3917/cdge.069.0059
La prépublication est en accès libre ici.

Des notions POUR APPROFONDIR à la fin de l’article.

Sur le mur d'un collège, des feuilles blanches sur lesquelles sont tracées des lettres forment un message : "Non le masculin ne l'emporte pas toujours sur le féminin"
Crédit : © Carole Guihard pour NousToutes Le Havre / Collages Féminicides Paris, avec l’aimable autorisation de la graphiste et du collectif.

Serions-nous plus sexistes que les Britanniques ? Au Royaume-Uni, le langage non sexiste est aujourd’hui largement accepté. Au contraire, en France, les polémiques sur l’écriture inclusive n’en finissent pas de défrayer la chronique. Alors, comment expliquer cette différence ? Dans un article publié en 2020, Ann Coady démontre que les freins à l’adoption du langage inclusif en France reposent en partie sur notre façon de voir le langage : c’est ce qu’on appelle des idéologies linguistiques.

Qu’est-ce qu’une idéologie linguistique ? 

​​On commence par un petit test de personnalité ! Répondez à ces questions : 

  1. Pour vous, la langue française est avant tout…
    • un outil qui permet de communiquer.
    • un trésor national, qu’il faut protéger.
    • un code difficile à maitriser [*], qui crée des discriminations.
  2. Selon vous, qui doit être LA référence pour savoir si « ça se dit » en français ?
    • L’Académie française 
    • Les dictionnaires
    • Les Français et les Françaises 
    • Les gens qui parlent français (les francophones)
  3. Selon vous, y a-t-il des langues plus belles que d’autres ?
    • Oui (Lesquelles ? Sur quels critères vous appuyez-vous ?)
    • Non

En réalité, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse : vos choix reflètent vos opinions sur la langue, l’autorité qui la réglemente et le rôle qu’elle joue dans la société. À l’échelle d’un pays, des opinions partagées par une majorité de la population sont appelées des idéologies linguistiques. Elles sont ancrées dans un système culturel particulier, avec une histoire particulière : une Française ne donnera probablement pas les mêmes réponses qu’une Québécoise car le français n’a pas la même place dans leur pays.

On parle d’idéologie car ces opinions partagées sont le reflet d’un imaginaire construit par l’histoire d’un pays, et ne correspondent jamais vraiment à la réalité. Néanmoins, elles ont une forte dimension symbolique qui implique des rapports de pouvoir entre les locuteurs/trices d’une langue [1]. Par exemple, en France, le fait de faire des fautes d’orthographe dans une lettre de motivation peut vous coûter un emploi, tant on accorde (collectivement) de la valeur à l’orthographe [2] ! Les idéologies linguistiques ont donc des conséquences très concrètes. 

Les idéologies linguistiques peuvent-elles expliquer l’évolution des langues ?

Pour déterminer si les idéologies linguistiques dominantes peuvent contribuer à expliquer l’évolution de la langue d’un pays, la chercheuse Ann Coady compare deux pays, la France et le Royaume-Uni, autour d’une évolution linguistique récente : le langage non sexiste. Il s’agit d’un ensemble de propositions pour rendre les pratiques langagières moins sexistes, c’est-à-dire en rendant les femmes (et, parfois, les personnes non binaires) plus visibles quand on parle ou quand on écrit. En France, les propositions se sont d’abord concentrées sur la féminisation des noms de métier (depuis la première circulaire, en 1986), avant d’évoluer, dans les années 2010, vers la remise en question des accords au masculin pour parler d’un groupe composé d’hommes et de femmes : c’est l’objectif du point médian, qui permet de rendre visible à la fois le féminin et le masculin dans un même mot (exemple : les étudiant·es). Depuis la polémique en 2017 au sujet de cette proposition typographique, l’appellation écriture inclusive a été popularisée par les médias et le gouvernement. Aujourd’hui, les linguistes parlent davantage de langage inclusif car ces propositions concernent tant l’écrit que l’oral. Elles ne se limitent d’ailleurs pas à la France : dans le monde francophone, elles sont principalement originaires du Québec depuis les années 1970 et ont été adoptées en Belgique et en Suisse. Des réflexions similaires concernant la visibilisation des femmes et des personnes non binaires dans la langue ont été menées dans de nombreux autres pays comme l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la Suède ou encore le Royaume-Uni. 

Les différentes propositions du langage non sexiste cherchent à remettre en question la primauté du masculin sur le féminin, en s’appuyant sur des études qui montrent que cette caractéristique de la langue influence nos manières de voir le monde [voir Pour approfondir]

Le langage non sexiste inclut différents types de transformation. 

  1. Les transformations du lexique : par exemple, en anglais, ne plus dire fireman car ce mot est construit sur le mot man (« homme »), mais dire fire fighter, qui est neutre ; et en français, ne plus dire une femme auteur mais une autrice
  2. Les transformations de la grammaire : par exemple, en anglais, au lieu d’utiliser he (« il »), on peut utiliser they (« ils ou elles ») même au singulier (« il ou elle » … voire « iel ») pour désigner une personne dont on ne connaît pas le genre. En français on peut utiliser des tournures comme les infirmiers et les infirmières ou encore le point médian les étudiant·es afin d’éviter l’emploi du masculin pour désigner un groupe composé d’hommes et de femmes. Mais il existe bien d’autres propositions [**] !

Ann Coady part du constat que ces propositions sont largement acceptées au Royaume-Uni tandis qu’elles suscitent encore le débat en France, comme l’a montrée l’interdiction récente de l’écriture inclusive par le ministre de l’Éducation Nationale [***]. Comment expliquer cette différence entre les deux pays ? La chercheuse se demande si le contexte culturel ainsi que l’histoire de la France et du Royaume-Uni n’ont pas fait émerger des idéologies linguistiques différentes, et donc un climat favorable ou défavorable au langage non sexiste (Figure 1). 

Schéma représentant trois carrés reliés par des flèches afin de montrer un mouvement de cause à effet. Le premier carré indique "contexte culturel/histoire du pays", la conséquence de ce premier carré est expliquée dans le deuxième, qui indique "idéologies linguistiques, c'est-à-dire opinions sur le rôle de la langue dans la société, ces opinions sont partagées par une communauté". L'article se demande si ce carré pourrait être la cause d'un autre effet, indiqué dans le troisième carré : "climat favorable ou défavorable à certaines évolutions linguistiques".
Figure 1. La question de l’influence des idéologies linguistiques sur les évolutions des langues.

Comment savoir quelles idéologies linguistiques sont dominantes dans un pays ? 

Pour connaitre les idéologies linguistiques, c’est-à-dire les opinions largement partagées sur les rapports entre la langue et le sexisme, Ann Coady s’est tournée vers les médias car ils reflètent et influencent les opinions de la société. Elle s’est concentrée sur la presse écrite, ce qui lui a permis de chercher des occurrences de mots-clés à l’aide de techniques statistiques, afin de les analyser pour en tirer des idéologies linguistiques. 

Comment a-t-elle constitué son corpus ? Elle a pris tous les journaux nationaux français et britanniques (car les idéologies linguistiques sont des opinions collectives), ce qui lui permettait d’avoir accès à des positionnements politiques variés, entre 2000 et 2016 (avant 2000, la numérisation des articles était moins fiable). Pour trouver tous les articles qui avaient comme thème principal le lien entre le langage et le sexisme, elle a cherché des termes pertinents (comme « féminisation de la langue » ou « le masculin l’emporte ») en français et en anglais. Elle a ainsi réuni 242 articles. Par exemple, près de la moitié du corpus français est composé d’articles issus de L’Observateur et du Figaro

Comment analyse-t-on un corpus ? 

  1. L’autrice a d’abord cherché quels sont les mots plus fréquemment utilisés que la moyenne dans son corpus. Pour cela, grâce à un outil statistique, elle a comparé ces articles à un corpus de référence, c’est-à-dire un corpus qu’on considère représentatif de l’usage habituel du français / de l’anglais. Elle a alors trouvé une liste de mots-clés plus fréquents que la moyenne, qui sont donc considérés comme caractéristiques de son corpus d’articles. 
  2. Ensuite, elle a cherché à savoir si certains mots étaient plus utilisés dans les articles en français ou dans les articles en anglais : elle a alors comparé la fréquence de ces mots-clés dans les deux corpus d’articles. On peut en dégager des mots-clés plus typiques des articles français, et d’autres plus typiques des articles anglais. 
  3. Mais un mot-clé qui apparait [*] 50 fois dans les articles en anglais peut apparaître dans 50 articles différents ou 50 fois dans le même article. Elle a donc aussi analysé ce qu’on appelle la répartition (ou dispersion) des mots-clés dans le corpus. 
  4. Après ces différentes analyses statistiques, elle a regardé manuellement ce qu’on appelle le co-texte de chaque mot-clé, c’est-à-dire la phrase de laquelle il est extrait (à différencier du contexte, hors du texte : l’auteur ou l’autrice, la date, la situation politique, etc.). Le co-texte permet de comprendre dans quel sens le mot est utilisé. Par exemple, l’étude du co-texte permet à Ann Coady d’observer que les mots « correct » (en français) et « correct » (en anglais) ne sont pas du tout utilisés de la même manière (Tableau 1). En français, l’adjectif « correct » évoque la norme donnée par les autorités linguistiques comme l’Académie française, et la question de règles de la langue. Au contraire, dans le corpus anglais, beaucoup d’occurrences de « correct » font référence à une question éthique : le respect du choix des pronoms choisis par une personne, notamment les personnes transgenres ou non-binaires.
FRANÇAIS
… plus intolérable qu’elle punit l’usage correct de la langue française”, qui est, “selon la…
… “à l’Académie française de considérer comme correcte cette règle”. Il est à craindre que cette…
ANGLAIS
person is transgender. If so, use the correct pronoun – how they present themselves…
(traduction : … une personne est transgenre. Si c’est le cas, utilisez le pronom correct – comment elles se présentent…) 
… massively improve on creating awareness of correct pronouns in order for everyone to be accurate… 
(traduction : … améliorer de manière significative la prise de conscience qu’il faut utiliser les pronoms corrects afin que tout le monde soit pertinent…) 
Tableau 1. Exemple d’occurrences (en rouge) avec leur co-texte (la phrase dans laquelle elles s’insèrent). Dans les logiciels d’analyse de corpus, on peut choisir combien de mots on souhaite faire apparaître avant et après l’occurrence choisie. Crédit : réalisé à partir des données du Tableau 2 de la publication originale. 

Ces différentes étapes de l’analyse permettent de faire émerger des discours dominants, et donc des idéologies linguistiques. Dans cette publication, Ann Coady présente les deux idéologies linguistiques principales qui sont ressorties de l’étude du corpus français : l’idéologie de la langue standard et celle de la langue comme ciment de la nation

L’idéologie de la langue standard 

Selon cette opinion, une langue standard, c’est-à-dire une norme unique et commune à tout le monde, serait nécessaire pour vivre en société. En réalité, une des variétés de la langue est choisie pour devenir la norme légitime, en comparaison de laquelle toutes les autres seront dévalorisées. Cette idéologie a des conséquences politiques pour la société : elle implique que toutes les personnes qui s’expriment différemment de cette langue standard soient moquées, discriminées. Ainsi, en France, toutes les personnes qui présentent un journal télévisé national n’ont pas d’accent régional reconnaissable : tout le monde parle de la même façon. 

Selon Ann Coady, ce qui montre que cette idéologie est particulièrement forte en France est l’importance que les Français·es accordent aux autorités linguistiques, c’est-à-dire à l’Académie française, aux dictionnaires ou encore à l’histoire de la langue. Dans son corpus, les journalistes français·es font référence deux fois plus souvent que les Britanniques aux sources d’autorité linguistique, et 46 % de leurs articles citent l’Académie française, qui est ouvertement contre les propositions du langage non sexiste. Les références aux règles sont quatre fois plus nombreuses dans le corpus français que dans le corpus britannique. On peut expliquer cela par l’histoire : en France, le fonctionnement politique (et donc linguistique) est très centralisé, toutes les décisions sont prises par le haut. Au contraire, au Royaume-Uni, il n’y a pas d’équivalent de l’Académie : les réformes du langage non sexiste ont été adoptées petit à petit sur un plan local, par exemple par les universités. Le fait que ces réformes n’aient pas fait la une à l’échelle nationale pourrait expliquer pourquoi elles ont suscité moins de controverse au Royaume-Uni qu’en France, où l’Académie a joué un rôle important dans la médiatisation de la critique du langage non sexiste. 

Schéma contenant deux carrés, qui représentent deux niveaux de pouvoir décisionnel : le carré du haut indique "échelle nationale : gouvernements, institutions" et le carré du bas indique "échelle locale : universités, presse locale, mairies". À gauche, le schéma indique le fonctionnement en France grâce à une flèche qui part du carré du haut, l'échelle nationale, et qui se dirige vers le carré du bas, l'échelle locale. La flèche est accompagnée d'une légende : "évolutions de la langue : décisions qui viennent du haut". À droite, le schéma indique le fonctionnement au Royaume-Uni, grâce à une flèche qui part du carré du bas, l'échelle locale, vers le carré du haut, l'échelle nationale. À côté de cette flèche, un texte indique : "évolutions de la langue : évolutions qui viennent du bas".
Figure 2. Comparaison de l’évolution de la langue en France et au Royaume-Uni. 

À cause de cette idéologie d’une langue standard, la langue n’appartient pas vraiment aux locuteurs et locutrices natives, qui se tournent vers les institutions pour savoir quel est le bon usage (Figure 2). 

L’idéologie de la langue comme ciment de la nation 

Les articles de presse française et britannique évoquent aussi l’idéologie de la langue comme ciment de la nation, c’est-à-dire la langue comme garante de l’unité nationale, mais ce discours concerne 13 % des articles français contre seulement 3 % des articles britanniques. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale de 2017 à 2022, résume tout à fait cette idéologie dans ce tweet daté de novembre 2017, en pleine polémique sur l’écriture inclusive (Figure 3).

Le visage et le nom de Jean-Michel Blanquer, l'auteur du tweet, figurent en haut de la capture d'écran. En dessous, la phrase tweetée par l'ancien ministre est "Il y a une seule langue française, une seule grammaire, une seule République". En dessous, figurent les informations relatives au tweet comme la date de publication, le 15 novembre 2017, ainsi que le nombre de partages (3562), le nombre de citations du tweet (1107) et le nombre de likes (6070).
Figure 3. Tweet de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale de 2017 à 2022, le 15 novembre 2017. Crédit : Jean-Michel Blanquer/Twitter, usage pédagogique.

D’après ce tweet, les variations dans la langue française (et sa grammaire) mettraient en péril l’unité de la République. Cette vision prend sa source dans l’histoire française : au XVIIIe siècle, alors que tout le monde parle des langues régionales, des révolutionnaires développent l’idée qu’une langue commune est nécessaire pour organiser la démocratie et imposent le dialecte parisien (parlé par moins de la moitié de la population) au détriment des autres. Là encore, cette opinion a eu des conséquences concrètes en termes de rapports de pouvoir dans la société, puisque les langues régionales ont été interdites à l’école au moment où celle-ci est devenue obligatoire en 1881. 

Aujourd’hui, comme le montre le corpus d’Ann Coady, cette idéologie est utilisée pour attaquer le langage non sexiste, présenté comme néfaste pour la cohésion de la nation : il refléterait une montée en puissance des communautarismes. Pour attaquer le langage non sexiste, ses opposant·es le présentent implicitement comme une nouvelle langue, qui ne serait pas du français. Plusieurs propositions non sexistes visent en effet une modification de la grammaire en renonçant aux accords au masculin dans certains cas, mais peut-on vraiment dire que ce n’est pas du français ? Par ailleurs, Ann Coady souligne que de nombreux pays francophones, comme le Canada ou la Belgique, recommandent plusieurs techniques du langage non sexiste [****]. Pour autant, on considère bien que Belges et Canadiens parlent français !

L’idéologie de la langue comme ciment de la nation semble beaucoup moins présente au Royaume-Uni. L’autrice de la publication rappelle que lors du recensement de 2011, 92 % de la population britannique a déclaré parler anglais à la maison (contre 82 % de personnes en France qui déclarent parler français, à la même époque) : selon elle, la forte homogénéité linguistique du Royaume-Uni expliquerait pourquoi la langue n’est pas considérée comme un élément essentiel de l’identité nationale et donc pourquoi le langage non sexiste n’y est pas perçu comme une menace.

Un débat linguistique ? Non, un débat de société 

En y regardant de plus près, le débat sur le langage non sexiste n’est donc pas uniquement un débat linguistique : il s’agit d’un débat politique et social, qui dépend beaucoup du contexte culturel d’un pays et des idéologies linguistiques qui y dominent. L’importance accordée à la standardisation de la langue ou au lien langue-nation semble ainsi agir comme un frein au langage non sexiste, d’après l’analyse d’Ann Coady. Néanmoins, ces idéologies linguistiques entrent en concurrence avec l’acceptation sociale de la nécessité de lutter pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce thème sociétal est en effet redevenu majeur, notamment depuis le mouvement #MeToo en 2017. C’est ce qui explique que toutes les propositions du langage non sexiste ne soient pas acceptées de la même façon : les techniques qui visent une meilleure visibilisation des femmes, comme la féminisation [*****] des noms de métier, sont bien acceptées en France. Au contraire, les techniques qui remettent en question la binarité des genres, comme le nouveau pronom singulier « iel » (contraction de « il » et « elle ») désignant des personnes non-binaires (qui ne se définissent ni comme homme ni comme femme), font face à de nombreuses réticences car l’existence de genres non-binaires ne rencontre pas un consensus assez large en France [3]. 


[*] Il n’y a pas d’accent circonflexe sur ce mot car cet article applique les recommandations de la réforme de l’orthographe de 1990. 

[**] Pour en savoir plus sur le langage non sexiste, ses enjeux et les polémiques qu’il a suscité, vous pouvez regarder cette vidéo Brut avec la linguiste Julie Neveu et/ou écouter cet épisode du podcast « Parler comme jamais ». 

[***] Voir le BO du 6 mai 2021 concernant les règles de féminisation.

[****] Voir par exemple le site de l’Office Québécois de la Langue Française : « Principes généraux de la rédaction épicène »

[*****] Éliane Viennot (Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !, 2014) propose de parler plutôt de « démasculinisation » des noms de métier, afin de souligner l’influence des grammairiens du XVIIe siècle qui ont œuvré pour supprimer les féminins comme autrice, poétesse ou encore philosophesse des dictionnaires, sous prétexte que les femmes ne devaient pas exercer ces professions.


Éléments pour approfondir

À vous de jouer ! 

Lors d’une soirée, demandez aux personnes autour de vous : qui est votre acteur préféré ? votre sportif préféré ? [******] Ensuite, comptez combien de femmes ont été nommées. D’après les études scientifiques, il est probable que leur pourcentage varie entre 15 et 25 % [4], ce qui est très peu quand on pense que les femmes représentent à peu près la moitié de l’humanité. 

Explications

En français, pour désigner les personnes, il existe le masculin et le féminin. On utilise le masculin pour parler des hommes et le féminin pour parler des femmes : c’est ce qu’on appelle le sens spécifique. Mais on utilise aussi le masculin dans beaucoup d’autres situations. Par exemple : 

  • pour parler d’une personne dont on ne connait [*] pas le genre (ou dont le genre n’est pas important) : « Le candidat présentera sa pièce d’identité avant de commencer l’examen » ;
  • pour parler d’un groupe composé d’hommes et de femmes : « Les Français sont en colère ». C’est la fameuse règle du « masculin qui l’emporte sur le féminin ». 

Ces règles donnent au masculin le pouvoir de représenter à la fois des hommes et des femmes : c’est ce qu’on appelle le sens générique

Comme une forme masculine peut avoir un sens spécifique (désigner des hommes) ou un sens générique (désigner des hommes et/ou des femmes), notre cerveau doit sans cesse faire un choix entre ces deux options lorsqu’il lit ou entend une forme masculine. La question que se posent les psycholinguistes (qui réfléchissent aux liens entre la langue et les processus psychologiques) est donc : quand nous lisons ou entendons une forme masculine, à quelle signification notre cerveau pense-t-il en premier ? Et, par conséquent, est-il possible que ce pouvoir du masculin de représenter à la fois des hommes et des femmes puisse nous influencer et nous pousser à nous représenter davantage des hommes quand on lit ou entend du masculin ? 

Toutes les études montrent que, sans un contexte fort, c’est le sens spécifique qui est activé en premier par notre cerveau quand il rencontre du masculin dans la langue [5], ce qui signifie que la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin nous pousse à imaginer d’abord des hommes en lisant la phrase « Les Français sont en colère ». On peut donc dire que, par son fonctionnement, la langue française provoque des biais dans nos représentations, en faveur des hommes. Une étude montre que lorsqu’on présente des métiers en utilisant le masculin, les jeunes filles vont plus fréquemment se sentir illégitimes pour exercer ce métier plus tard [6], même lorsque ces métiers ne sont pas stéréotypés comme masculins, par exemple les musiciens [7]. Ces biais provoqués par la langue ont donc des conséquences sociales importantes. 

En anglais, le masculin singulier peut aussi être utilisé comme générique mais il existe une autre solution : au lieu d’utiliser he (« il »), on peut aussi utiliser they (« ils ou elles »), même au singulier (« il ou elle »). C’est d’ailleurs ce que fait Ben Harper dans sa chanson Walk away : « if you love somebody / then you have to set them free » (« si tu aimes quelqu’un, tu dois le/la libérer »). En anglais, les mots n’ont pas de genre grammatical (a teacher peut être un professeur ou une professeure). Le fait que l’anglais soit moins genré explique sans doute aussi la facilité avec laquelle des stratégies langagières non sexistes se sont imposées au Royaume-Uni. Cela ne signifie pas que les anglophones ont moins de biais de représentation : des études de psycholinguistique montrent que, quand on leur présente des phrases, les anglophones imaginent des groupes d’hommes pour les activités stéréotypés masculines, des groupes de femmes pour des activités stéréotypées féminines, et des groupes d’hommes et de femmes pour des activités stéréotypées neutres [8]. Quand la langue n’est pas genrée, il existe donc d’autres biais à combattre : nos stéréotypes. 


[******] Expérience proposée dans l’ouvrage Le cerveau pense-t-il au masculin ? de Pascal Gygax, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel, Éditions Le Robert, 2021 [3]. 


[1] Boudreau A., Idéologie linguistique. Langage et société, 2004. DOI : 10.3917/ls.hs01.0172 [Dictionnaire de sociolinguistique]

[2] Les fautes d’orthographe, une barrière infranchissable vers l’emploi ?, par Benzitoun C. The Conversation, 2021 [Article de presse]

[3] Abbou J., et al., Qui a peur de l’écriture inclusive ? Entre délire eschatologique et peur d’émasculation, Semen, 44, 2018. DOI : 10.4000/semen.10800 [Entretien]

[4] Gygax P., et al., « Le cerveau pense-t-il au masculin ? », Éditions Le Robert, 2021 [Ouvrage grand public]

[5] Gygax P., et al., Le masculin et ses multiples sens : un problème pour notre cerveau… et notre société. Savoirs en prisme, 2019. DOI : 10.34929/sep.vi10.59 [Publication scientifique]

[6] Walton G. & Cohen G., A question of belonging: Race, social fit, and achievement. Journal of Personality and Social Psychology, 2007. DOI : 10.1037/0022-3514.92.1.82 [Publication scientifique]

[7] Vervecken D., et al., Warm-Hearted Businessmen, Competitive Housewives? Effects of Gender-Fair Language on Adolescents’ Perceptions of Occupations. Frontiers in Psychology, 2016. DOI : 10.3389/fpsyg.2015.01437 [Publication scientifique]

[8] Garnham A., et al., Are inferences from stereotyped role names to characters’ gender made elaboratively? Memory & Cognition, 2022. DOI : 10.3758/bf03194944 [Publication scientifique]


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