Écriture : Ricardo Santiago Araújo
Relecture scientifique : Fanny Grisetto et Marc Godard
Relecture de forme : Aline Resch et Élodie Billard
Temps de lecture : environ 6 minutes.
Thématiques : Psychologie cognitive (Sciences cognitives)
Publication originale : Erikkson K., et al., Bidirectional associations between descriptive and injunctive norms. Organizational Behavior and Human Decision Processes, 2015. DOI : 10.1016/j.obhdp.2014.09.011
Une équipe internationale de chercheurs et chercheuses, basée en Suède et au Royaume-Uni, a publié en 2015 un article explorant les bases cognitives d’une surprenante bizarrerie de notre sens moral : la tendance à confondre ce qui est commun avec ce qui est juste.
Vous êtes-vous déjà demandé comment naissent les normes d’une société ? Nous avons tendance à les considérer comme allant de soi, peut-être parce qu’elles sont tellement… normalisées ! « C’est ainsi que les choses sont ». Seulement, le philosophe David Hume (Figure 1) s’est placé en opposition contre cette idée et a formulé la fameuse « loi de Hume » ou « guillotine de Hume », selon laquelle le monde n’est pas nécessairement ce qu’il doit être.
Imaginez un pays où la corruption est omniprésente. Un comportement corrompu deviendrait-il vertueux ? Hume et la plupart des personnes sensées répondent que non, et il est facile de comprendre pourquoi. Pourtant, la recherche sur les normes sociales semble leur donner tort : les gens ont tendance à juger moins sévèrement la corruption si elle est répandue dans leur environnement.
Confusions sur la question de la morale
La transformation du commun en morale peut s’expliquer par le fait que nous confondons souvent deux types de normes sociales.
D’une part, les normes descriptives correspondent à ce que nous pensons qu’il est courant de faire — par exemple, boire du lait au petit déjeuner. D’autre part, les normes injonctives représentent ce que nous pensons qu’il est moral de faire — par exemple, nous ne devrions pas boire de vin au petit déjeuner. Le premier type de norme décrit ainsi simplement un comportement habituel, tandis que le second définit quel comportement est bon ou mauvais.
L’équipe de recherche soupçonne que cette confusion entre les deux types de normes peut en partie provenir du fait que nous croyons que ce que nous devrions faire est aussi ce qui est communément fait. Autrement dit, une norme injonctive peut conduire à une norme descriptive : la plupart des gens ne consomment pas d’alcool au petit déjeuner car cela est mal vu par la société. Mâcher avec la bouche ouverte est considéré comme impoli et, par conséquent, la plupart des gens ne le font pas. Bien que les deux normes soient compatibles, il ne s’agit pourtant pas d’une nécessité logique.
Heureusement, dans une société qui fonctionne « bien », les gens respectent le plus souvent les normes de la société et les comportements souhaitables se répandent. Toutefois, il est plus complexe de raisonner dans le sens inverse. Est-il toujours logique d’imaginer qu’un comportement commun devienne la norme ? Si tous nos proches se mettent à rouler à toute allure sur l’autoroute, est-il juste de commencer à penser qu’il n’est pas si mauvais de le faire ?
Une explication cognitive
Existe-t-il une base cognitive à cette tendance à confondre ce qui est commun avec ce qui est moral ? L’équipe de recherche, dont nous décrivons le travail ici, a entrepris d’explorer cette question en menant une série d’expériences. Leur hypothèse de départ est que les caractères commun et moral sont automatiquement associés dans l’esprit des gens, et qu’une telle association pourrait résulter d’une co-occurrence des deux types de normes. Quand un comportement est attendu par les normes d’une société, il est fréquemment réalisé et donc observé, comme dans l’exemple de mâcher la bouche ouverte. Un lien mental est donc progressivement établi entre la banalité d’un comportement et sa moralité.
Cette association entre ce qui est commun et ce qui est moral va dans les deux sens (Figure 2). S’il semble être une bonne chose que l’injonction guide le comportement commun, l’association inverse est plutôt arbitraire et ne constitue pas du tout une base solide pour un système éthique. Par exemple, imaginez que nous légalisons le fait d’écrire des textos au volant simplement parce que tout le monde semble le faire…ce serait une catastrophe !
Comment l’équipe de recherche a-t-elle testé son hypothèse d’association entre la morale et le commun ?
Afin de tester leur hypothèse, Eriksson et ses collègues ont posé à 1 012 volontaires, répartis sur 8 études, des questions conçues pour tester s’il existe une association entre normes descriptives et injonctives [pour approfondir voir note A]. Nous vous présentons ici 3 études parmi les 8 de la publication originale pour lesquelles le type de questions a été élaboré pour tester ces prédictions, et les résultats respectifs.
Si l’hypothèse de la confusion entre normes descriptives et injonctives est vraie, alors les volontaires devraient déduire que si un comportement est commun alors il est moral (et inversement). Les chercheurs et chercheuses ont testé cette hypothèse en demandant aux volontaires dans quelle mesure ils jugent acceptable un nouveau comportement dans un pays étranger après avoir appris qu’il y est courant. Tous, sauf 1 volontaire, ont eu tendance à supposer que les comportements courants étaient socialement acceptables, ce qui révèle une association entre la morale et le commun.
Ensuite, l’équipe a prédit que si les volontaires confondent les normes descriptives et injonctives, alors ils se souviendront d’un comportement précédemment décrit comme commun comme ayant été décrit comme moral, et inversement. Les associations mentales fortes provoquent en effet des distorsions de la mémoire : si deux concepts sont liés, nous sommes plus susceptibles de les confondre et de les mélanger dans nos souvenirs. Cette hypothèse a été vérifiée. Après avoir été exposés à une liste de comportements décrits comme communs, rares, moraux ou immoraux, les volontaires ont ensuite été invités à se souvenir de ces comportements et des adjectifs qui les qualifiaient. Les résultats montrent qu’ils ont eu tendance à se souvenir, à tort, que les comportements décrits comme communs étaient décrits comme moraux et inversement. Nous avons donc tendance à confondre la moralité et la banalité dans nos souvenirs.
Pour finir, l’équipe a prédit que si l’hypothèse de la confusion entre normes descriptives et injonctives est vraie, alors les volontaires émettront des jugements moraux différents en fonction de la banalité d’un comportement. C’est-à-dire que si un comportement est peu commun, alors ils réagiront négativement à celui-ci, et inversement. Il s’est avéré que les volontaires ont jugé un peu moins sévèrement les personnes adoptant des comportements clairement connotés comme immoraux, tels que la tricherie à un examen, si ces comportements avaient été décrits comme courants ! De même, les comportements positifs tels que les dons aux pauvres étaient considérés comme une obligation morale moins importante lorsqu’ils étaient décrits comme rares.
Et voilà ! Toutes les prédictions des scientifiques de cette étude se sont avérées justes. L’hypothèse d’une association cognitive commun-morale dans les normes sociales a été soutenue par les résultats de cette série d’études. Nous avons donc vraiment tendance à confondre les concepts de banalité et de moralité. La moralité n’a pas seulement un impact sur la banalité d’un comportement au fil du temps, elle est également façonnée par cette banalité. Néanmoins, il est important de noter qu’il existe d’autres explications potentielles pour certains de ces résultats. Ceci pourra faire l’objet d’un autre article ! [Pour approfondir sur les implications morales de ces résultats, voir note B].
Éléments pour approfondir
Les limites de l’exploration scientifique. Malheureusement, comme c’est souvent le cas dans des études portant sur les processus mentaux humains, un tel lien mental entre la morale et le commun ne peut pas être observé directement. Les scientifiques doivent donc plutôt considérer les comportements attendus selon leurs hypothèses. Puis, les utiliser pour faire des prédictions et concevoir des tests pour les vérifier. Si toutes les prédictions s’avèrent correctes, ils peuvent alors être confiants dans l’hypothèse initiale.
C’est l’approche expérimentale qui sous-tend la méthode scientifique moderne : élaborer une hypothèse falsifiable, réfléchir à des moyens de la réfuter et de la tester expérimentalement. Si l’hypothèse passe positivement ces tests, les scientifiques l’acceptent comme un modèle précis de la réalité, du moins jusqu’à ce qu’un nouveau test la contredise, auquel cas l’hypothèse doit être modifiée ou rejetée.
Implications morales. Une caractéristique essentielle de toutes les sociétés est que le comportement est influencé par des normes sociales. Il est donc essentiel de comprendre comment ces normes apparaissent pour comprendre notre façon de penser et d’agir. Nous sommes au demeurant des animaux sociaux et si la cohésion du groupe dépend de la conformité aux normes sociales, l’émergence de la moralité à partir de ce qui est commun pourrait être un élément puissant du ciment social.
La science ne peut pas nous dire ce qui est moral ou immoral, de la même manière que les faits descriptifs du monde ne le font pas. Néanmoins, la prise de conscience de cette caractéristique de la cognition humaine peut nous offrir un outil important pour remettre en question nos intuitions morales et peut-être nous aider à être plus réfléchis dans nos jugements.