Comment maintenir une oligarchie au pouvoir ?

Curiosité

Écriture : Jules Buffet
Relecture scientifique :
Christel Müller et Julien Faguer
Relecture de forme :
Pauline Colinet et Eléonore Pérès

Temps de lecture : environ 15 minutes.
Thématiques : Antiquité (Histoire & Archéologie) ; Démocratie (Sciences politiques)

Publication originale : Alwine A.T., The Soul of Oligarchy: The Rule of the Few in Ancient Greece. Transactions of the American Philological Association, 2018. DOI : 10.1353/apa.2018.0010

Des notions POUR APPROFONDIR à la fin de l’article

Techniques de gouvernement et culture politique dans les cités grecques antiques

Athènes, symbole de la démocratie grecque. Au premier plan, la Pnyx et la tribune d’où les orateurs haranguaient l’Assemblée du peuple ; au second plan, l’Acropole. Crédit : George E. Koronaios/flickr/CC BY-SA 2.0.

La contestation politique de ce début de XXIe siècle prend régulièrement pour cible les « 1 % » ou « l’oligarchie », cette caste aussi riche que mystérieuse qui, dit-on, manipule la politique et sape le fonctionnement démocratique. Cette opposition entre démocratie et oligarchie existait déjà dans les cités-États grecques des époques archaïque et classique, que l’on associe souvent à la naissance et à l’âge d’or de la démocratie grecque (VIe-IIIe siècle av. J.-C.). Leur étude permet de mieux comprendre le lien entre la richesse et le pouvoir, et surtout quelles méthodes les oligarques utilisaient pour se maintenir au pouvoir.

Les oligarques au pouvoir dans une cité-État grecque devaient défendre leur position dominante contre le peuple, dont ils restreignaient la participation politique. Mais ils devaient aussi se méfier des autres oligarques qui pouvaient tenter d’accaparer le pouvoir, soit par la force, soit en s’associant au peuple. Pour empêcher cela, différentes méthodes de verrouillage politique existaient : restreindre les votants, les personnes éligibles, la durée et la répétition des mandats, utiliser des élections ou plutôt le tirage au sort, etc. Mais, comme le montre Andrew Alwine, l’auteur de la publication, aucune de ces méthodes n’est efficace en elle-même, aucune n’est démocratique ou oligarchique en soi : c’est pour cette raison qu’il est difficile d’identifier une oligarchie. C’est entre autres pour cela que l’on ne trouve aucune illustration de l’oligarchie : la photographie qui figure ci-dessus représente la Pnyx, le lieu où les citoyens d’Athènes se réunissaient en Assemblée (ἐκκλησία, ekklèsia en grec) pour délibérer et prendre les décisions. 

Il faut en effet préciser que les cités grecques n’ont jamais de régime politique représentatif. Comme le résume le schéma Figure 1, les citoyens participent directement à la vie politique lors des séances de l’Assemblée. Les pouvoirs de cette Assemblée sont plus ou moins étendus selon les cités, et un Conseil (la boulè, βουλή) prépare les propositions de loi qui sont soumises à l’Assemblée. Le pouvoir exécutif est exercé par des magistrats (les archontes, ἄρχοντες) qui sont de simples citoyens en poste le plus souvent pour une durée d’un an. Les tâches administratives de base comme le secrétariat ou la sécurité sont confiées à des esclaves qui jouent le rôle de nos fonctionnaires modernes. Ce sont les seuls qui participent à l’administration au titre de leur activité professionnelle. Pour les citoyens au contraire, la politique ne doit surtout pas être un travail, mais plutôt une activité noble à laquelle on s’adonne par souci de servir sa cité et non par nécessité.

Les citoyens (hommes libres, nés de père citoyen) participent aux tribunaux, aux magistrats, à l'assemblée et au conseil. Le conseil contrôle les magistrats et prépare l'assemblée. Les femmes, étrangers et esclaves sont exclus de la vie politique.
Figure 1. Schéma des institutions politiques d’une cité grecque.

Les institutions des cités sont le plus souvent identiques dans une oligarchie et dans une démocratie. Puisqu’aucun critère isolé n’est suffisant pour identifier une oligarchie, il faut comprendre le système dans son ensemble pour déterminer s’il débouche sur un fonctionnement oligarchique ou démocratique. Mais avant de décrire comment fonctionne une oligarchie, il faut commencer par débroussailler ce terme, car au premier abord c’est un maquis trop touffu pour y voir clair.

Qu’est-ce que l’oligarchie ?

La question du nombre

L’oligarchie, en Grèce antique comme aujourd’hui, c’est d’abord un terme péjoratif utilisé pour dénoncer les manœuvres d’un adversaire politique. Mais cet adversaire est souvent mal défini ; en réalité, deux idées cohabitent derrière « les 1 % » des slogans politiques actuels. D’abord, celle de la richesse ; mais l’auteur n’insiste pas beaucoup dessus, et nous y reviendrons plus loin. Ensuite, celle du nombre : l’oligarchie, comme son nom l’indique, c’est le pouvoir (ἀρχή, archè) d’un très petit nombre (ὄλιγοι, oligoi). Dans les sources historiques grecques les plus anciennes comme Hérodote (480-425 av. J.-C.), l’oligarchie s’oppose à la fois à la monarchie, le pouvoir d’un seul (μόνος, monos), et à la démocratie, le pouvoir (κράτος, kratos) du peuple (δῆμος, dèmos), c’est-à-dire d’un très grand nombre. Au IVe siècle, cette répartition est déjà un lieu commun que l’on retrouve dans les discours des hommes politiques comme Démosthène (384-322 av. J.-C.). Elle n’est cependant pas si facile à appliquer à des régimes politiques réels : la cité de Sparte, par exemple, est décrite tantôt comme une démocratie, tantôt comme une oligarchie. Cet exemple montre que la limite entre l’oligarchie et la démocratie est loin d’être nette, il ne s’agit pas de deux catégories étanches, aux limites explicites et clairement visibles. 

La question morale

Ce flou vient du fait que les termes oligarchie et démocratie ne servent pas seulement à décrire les régimes politiques, ils permettent surtout de les juger, de définir le bon régime : le nôtre, en l’opposant aux mauvais régimes : ceux des autres. Or, l’oligarchie n’est presque jamais ce bon régime qu’on cherche à promouvoir : que l’on soit partisan d’une bonne monarchie comme Platon (427-347 av. J.-C.) ou au contraire de la démocratie comme Démosthène (384-322 av. J.-C.), l’oligarchie sert de repoussoir, elle s’oppose souvent terme à terme avec le bon régime. De ce point de vue moral, le bon jumeau de l’oligarchie, c’est l’aristocratie : le pouvoir des meilleurs (ἄριστοι, aristoi). Évidemment, les meilleurs sont toujours en petit nombre, il n’y a donc pas de critère objectif pour distinguer l’oligarchie de l’aristocratie, tout dépend donc du point de vue et des opinions politiques de celui qui en parle.

Ce sont surtout les philosophes, notamment Platon et Aristote (384-322 av. J.-C.), qui étudient et formalisent la distinction entre aristocratie et oligarchie. Ils créent des classifications très élaborées qui établissent une hiérarchie des régimes dans le but d’identifier le meilleur. L’auteur de la publication, qui veut examiner le fonctionnement des régimes et non la manière dont les philosophes les étudient, laisse cette distinction de côté [1]. Mais il est important de garder en tête que l’oligarchie est un concept très souple et presque toujours connoté négativement. Cela n’aide pas à identifier des régimes vraiment gouvernés par un groupe restreint qui exclut le reste de la population. Selon l’auteur, au-delà de l’imprécision du terme, le problème vient de la diversité des institutions et des pratiques politiques dans les cités grecques. Il faut donc étudier les mécanismes institutionnels et leurs usages pour déterminer le type de régime.

De qui l’oligarchie est-elle l’ennemi ?

Avant d’étudier ces mécanismes et la façon dont les oligarques les utilisent pour se maintenir au pouvoir, il faut préciser à qui ils s’opposent, et donc dans quel but ils utilisent ces outils. L’auteur s’appuie entre autres sur la grande étude menée par Matthew Simonton sur l’oligarchie [2] : l’oligarchie est un régime autoritaire, c’est-à-dire que le groupe au pouvoir exclut le reste de la population contre son gré et par la force (physique ou symbolique). De ce fait, les oligarques font face à deux dangers. Le premier, c’est que l’un d’entre eux se sente suffisamment puissant pour prendre le pouvoir seul et devenir un tyran (τύραννος, turannos). Les sources grecques rapportent plusieurs exemples de coup d’État par les membres d’oligarchies au pouvoir, surtout à l’époque archaïque (VIIe-VIe siècle av. J.-C.). Les oligarques doivent donc maintenir un certain équilibre entre eux pour éviter qu’un ambitieux fasse cavalier seul. Le second danger, c’est une révolution populaire qui établirait une démocratie. Le plus souvent, cette révolution est menée ou favorisée par un des membres de l’oligarchie. C’est le cas de Clisthène, qui établit la démocratie à Athènes en 509 av. J.-C. après la tyrannie des Pisistratides. Clisthène faisait partie d’une des plus grandes familles athéniennes, les Alcméonides, qui se partageaient le pouvoir avec d’autres familles avant la tyrannie. On peut considérer que Clisthène, en favorisant la révolution démocratique, est parvenu à prendre l’ascendant sur les autres familles aristocratiques. Les oligarques ont donc pour adversaire non seulement le peuple qu’ils excluent, mais aussi et surtout leur propre groupe qui peut se disloquer si l’équilibre des puissances est rompu.

La boîte à outils des oligarques ou comment maintenir une oligarchie au pouvoir

Contrôler le peuple

La priorité pour les oligarques est de maintenir le peuple passif et d’empêcher que des liens se créent entre lui et les dirigeants, car alors ces derniers pourraient s’appuyer sur le peuple pour conquérir le pouvoir. La méthode dont on parle le plus souvent, mentionnée par Aristote, consiste à restreindre soit les votants soit les personnes éligibles en fixant un seuil de richesse, un cens (τίμημα, timèma). Cette restriction correspond bien aux deux sens de l’oligarchie, gouvernement des riches et gouvernement du petit nombre, parce qu’elle établit un lien direct et explicite entre les deux. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des chercheurs utilisent ce critère du seuil de richesse pour définir l’oligarchie. Mais Aristote indique aussi qu’il y a des oligarchies sans restriction censitaire : ce n’est donc pas une caractéristique systématique des oligarchies. En réalité, le cens n’est même pas une spécificité oligarchique, on peut le retrouver dans un contexte démocratique : à Athènes, même à l’apogée de la démocratie (Ve-IVe siècle av. J.-C.), les trésoriers de la cité étaient recrutés uniquement parmi les citoyens de la classe censitaire la plus fortunée. De plus, comme le rappelle l’auteur, si on se focalise trop sur cette restriction censitaire, on risque de négliger les autres critères. Surtout, on risque de ne pas examiner suffisamment la structure d’ensemble, la façon dont les mécanismes politiques sont utilisés à des fins oligarchiques.

Car il est tout à fait possible de restreindre la participation politique sans utiliser de restriction censitaire. On peut s’en rendre compte en étudiant deux méthodes différentes pour désigner les dirigeants : le tirage au sort et l’élection. À l’inverse de notre conception moderne, Aristote considère que le tirage au sort est plus démocratique que l’élection [3]. Les Athéniens utilisaient une machine sophistiquée, le klèrôtèrion (κληρωτήριον) (Figure 2), pour tirer au sort les juges des tribunaux (Figure 1) et s’assurer qu’ils ne pouvaient pas être corrompus. De plus, lors d’un tirage au sort, les candidats n’ont pas d’électorat à courtiser, ils ne peuvent donc pas faire valoir leurs qualités personnelles, ni entretenir l’ambiguïté entre oligarchie et aristocratie, c’est-à-dire légitimer leur pouvoir par l’excellence, la supériorité qu’ils revendiquent. Cependant, un tirage au sort est tout à fait compatible avec l’oligarchie, pour peu qu’il s’exerce au sein d’un groupe déjà restreint. Cette restriction peut être officielle (limite d’âge, cens) ou plus floue, par exemple si les candidats sont d’abord sélectionnés en fonction de leurs qualités d’éloquence : ces qualités ne peuvent s’acquérir qu’avec du temps et de l’argent, ce qui exclut en pratique une grande partie de la population.

Figure 2. Un kleroterion, machine utilisée à Athènes pour tirer au sort les juges du tribunal de l’Héliée [*] (Athènes, IVe  siècle av. J.-C., Musée de l’Agora). Crédit : Eric Flidler/flickr/CC BY-NC 2.0 

L’élection non plus n’est pas un procédé démocratique en soi. Des études comparées entre l’Antiquité et l’époque contemporaine, centrées sur les États-Unis [4], ont montré que les élections aux États-Unis ont de nombreuses caractéristiques oligarchiques. En particulier, le fonctionnement des campagnes électorales favorise les candidats riches, au point qu’on peut presque parler de restriction censitaire, même si elle n’est pas officielle. De plus, dans l’Antiquité comme aujourd’hui, les élections se focalisent sur les qualités personnelles du candidat : on en vient donc à penser qu’il a été désigné parce qu’il était le plus qualifié, le meilleur (ἄριστος, aristos), et non plus simplement parce qu’il était le représentant du peuple. Du point de vue des oligarques, cela permet de diminuer le rôle du peuple et d’éviter qu’un lien persiste entre l’homme politique et son électorat, puisque le peuple a simplement servi à départager plusieurs candidats en fonction de leurs qualités, avant de retourner à sa passivité habituelle. Ici non plus, les mécanismes politiques ne sont donc pas oligarchiques ou démocratiques en eux-mêmes, mais dépendent du contexte dans lequel ils sont utilisés. 

Limiter le pouvoir des magistrats

Une élection, même biaisée comme on vient de le décrire, présente encore des risques pour une oligarchie. Elle maintient en effet un lien entre le peuple et les dirigeants, qui peuvent être tentés de s’appuyer sur le peuple pour affermir leur pouvoir. C’est par exemple ce qui se produit dans l’Athènes démocratique avec Périclès [5], qui est réélu au poste de stratège [**] quinze années de suite. Le pouvoir personnel qu’il obtient ainsi menace l’équilibre au sein des oligarques et renforce l’implication du peuple dans la vie politique. C’est d’autant plus vrai que Périclès mettait ses grandes qualités d’orateur au service d’une rhétorique démocratique qui célèbre le peuple athénien et lui donne une haute opinion de lui-même : c’est là un danger pour les oligarques. Une solution pour écarter ce danger consiste à nommer les magistrats à vie, ce qui leur garantit une indépendance vis-à-vis du peuple et supprime le problème de la réélection. C’était par exemple le cas de la Gerousia, le Conseil des Anciens de Sparte. Mais ce procédé donne un pouvoir très grand à un petit nombre d’individus au sein de l’oligarchie, et crée une compétition qui peut devenir féroce pour obtenir les rares postes vacants. Cela expose donc l’oligarchie au second danger qui la menace en dehors d’une révolte populaire, celui du déséquilibre interne. 

Pour éviter cela, les oligarques avaient recours à une technique qui constitue en réalité une caractéristique des démocraties. Elle consiste à interdire d’exercer un mandat deux années de suite (car les magistratures sont le plus souvent limitées à un an en Grèce). L’oligarchie des Quatre-Cents, mise en place à Athènes en 411 av. J.-C., instaure précisément cette règle même si elle s’effondre avant d’avoir pu l’appliquer. Cette méthode a l’avantage d’empêcher toute dépendance électorale vis-à-vis du peuple, puisqu’on ne peut pas être réélu, tout en maintenant l’équilibre entre les oligarques qui se retrouvent en compétition régulière pour occuper un nombre suffisamment élevé de postes de pouvoir. À partir du moment où ces magistrats n’ont pas à rendre des comptes au peuple officiellement et régulièrement, comme c’était le cas à Athènes, ce mécanisme permet de maintenir la stabilité du régime oligarchique. Ici encore cependant, la méthode employée se retrouve également dans les constitutions les plus démocratiques. On peut reprendre l’exemple du Conseil des Cinq-Cents à Athènes : c’est précisément le fait que les conseillers soient tirés au sort pour un an non reconductible qui contribue au caractère démocratique de cette institution, parce que cela permet une rotation fréquente du pouvoir. Comme il faut cinq cents bouleutes (les membres de la Boulè ou Conseil) chaque année, la plupart des Athéniens le sont au moins une fois ou deux dans leur vie, ce qui contribue à diluer l’influence des grandes familles susceptibles de constituer une oligarchie. 

Des institutions aux pratiques politiques

Comme le souligne l’auteur, il est donc inutile de chercher à identifier un régime oligarchique à partir des procédures institutionnelles qu’il utilise, parce que le fonctionnement général du régime, et en particulier les pratiques et la culture politique, ont un poids bien plus important. C’est aussi pour cela que les régimes oligarchiques étaient particulièrement instables : ils reposaient sur un double équilibre, d’une part entre les élites dirigeantes et le peuple, et d’autre part entre les membres de l’élite dirigeante. 

En conclusion il faut donc, nous dit l’auteur, se concentrer sur l’étude de régimes oligarchiques dans leur réalité historique, en prenant en compte toutes les facettes de la vie politique, et pas seulement tel ou tel rouage institutionnel. Une même institution peut en effet servir un régime oligarchique ou démocratique selon l’usage qui en est fait. C’est pourquoi, selon le chercheur, il est nécessaire d’élargir le champ de l’étude de l’oligarchie pour sortir de l’histoire institutionnelle et prendre en compte également l’histoire sociale. Au cours des cinq dernières années, plusieurs publications ont tenté d’expliquer le fonctionnement de l’oligarchie antique, sous des angles très variés. Cette démarche scientifique peut contribuer à nourrir notre compréhension de notre propre démocratie et de ses limites, car la distance historique permet souvent de se débarrasser des préjugés ou des biais inconscients que l’on peut avoir sur ce qui est trop proche de nous. Aujourd’hui, tous les pays ou presque tiennent des élections et ont un parlement, mais personne ne considère pourtant que la République Démocratique du Congo est une démocratie au même titre que le Danemark.


[*] L’Héliée était le tribunal populaire d’Athènes : il n’y avait pas de juges professionnels, les affaires étaient jugées par des citoyens tirés au sort. Nous avons gardé une trace de ce fonctionnement avec les jurys populaires des cours d’assises.

[**] Les dix stratèges athéniens commandent l’armée et détiennent l’essentiel du pouvoir exécutif.


Éléments pour approfondir

Pour tenter de replacer la publication d’Andrew Alwine dans une perspective critique, on peut en particulier se demander à partir de quelles sources historiques il est possible de mener l’étude de l’oligarchie. On peut aussi, et cette question n’est en fait pas séparable de la première, s’interroger sur l’angle de recherche : notamment, ne faudrait-il pas réintégrer dans l’analyse la question de l’argent ? On a vu qu’elle était centrale dans la définition de l’oligarchie, et c’est aussi grâce à elle que l’on peut prendre en compte les régimes où l’oligarchie existe dans la démocratie.

Les sources littéraires : les trois régimes et la vision négative de l’oligarchie

Le terme d’oligarchie apparaît pour la première fois dans l’Enquête d’Hérodote (3.80-83 [***]), au cours d’un débat fictif entre le roi de Perse Darius et deux de ses conseillers, Otanès et Mégabyze, au moment de choisir un nouveau gouvernement après la chute de Cambyse, roi tyrannique. Otanès commence par défendre la démocratie, qu’il présente comme le meilleur remède aux excès de la monarchie. Mégabyze réplique en vantant les mérites de l’oligarchie, sans toutefois prononcer le mot. Son argumentation s’appuie au contraire sur les qualités des « meilleurs » qui doivent gouverner selon lui : si l’on choisit les meilleurs pour gouverner, on aura nécessairement le meilleur gouvernement, alors que le peuple n’a pas les capacités intellectuelles et morales nécessaires pour gouverner. Le débat est clos en faveur de la monarchie par Darius, qui reprend la critique de la démocratie faite par Mégabyze. Il souligne également les défauts de l’oligarchie, en utilisant le terme oligarchie contrairement à Mégabyze.

Ce dialogue est une construction littéraire d’Hérodote, il faut donc l’aborder avec précaution, mais il nous montre qu’à l’époque où Hérodote écrit (vers 440-430 av. J.-C.), le terme d’oligarchie était plutôt associé à la critique de ce régime, et s’opposait à l’aristocratie. Cette opposition se retrouve chez Platon et Aristote, qui développent chacun plusieurs répartitions des régimes politiques, toujours hiérarchisés du meilleur au pire ; l’ordre exact peut varier, mais l’oligarchie vient toujours après l’aristocratie. Pour Platon (Politique, 291e-302d ; République, 544d-556e), l’aristocratie dégénère en oligarchie quand l’argent prend le pas sur la vertu. Chez Aristote (Politiques, 1279a22-b10), l’oligarchie est la version dégradée de l’aristocratie, lorsque les gouvernants dirigent l’État pour leur propre intérêt et non pour le bien commun. Cette vision négative de l’oligarchie se retrouve dans l’épigraphie, c’est-à-dire la science des inscriptions. Les rares inscriptions où le mot oligarchie (ὀλιγαρχία, oligarkhia) apparaît l’utilisent toujours dans un sens négatif, en l’associant à la tyrannie, pour interdire de renverser la démocratie. Ce biais des sources, qui font une présentation péjorative de l’oligarchie, permet de comprendre en partie pourquoi l’oligarchie est si difficile à définir et à étudier. 

Quelles autres sources pour l’oligarchie ?

Pour proposer une critique constructive de la publication, il faut commencer par rappeler qu’Andrew Alwine est un professeur de Classics. Cette discipline anglo-saxonne n’a pas d’équivalent direct dans le système français. Elle englobe tous les domaines d’étude de l’Antiquité grecque et romaine, ce qui inclut la langue et la littérature latine et grecque, mais aussi l’Histoire de l’Antiquité. En France, ces deux domaines sont le plus souvent séparés à l’Université : les chercheurs en Lettres Classiques étudient le latin et le grec, tandis que les chercheurs en Histoire étudient l’Antiquité avec leurs propres outils d’historiens. Ces frontières entre disciplines ne sont évidemment pas étanches, et c’est surtout la formation des chercheurs qui fait la différence : ont-ils plutôt appris d’abord le latin et le grec, ou ont-ils avant tout étudié la discipline historique ? La démarche de l’auteur dans cet article se situe précisément à la limite entre les Classics et l’Histoire, et il met explicitement de côté la dimension philosophique (qu’on appelle aussi « histoire des idées »), pour se pencher sur des exemples historiques. Néanmoins, il est frappant de constater que les sources que cite l’auteur sont presque toutes littéraires, c’est-à-dire des œuvres de philosophes ou d’historiens grecs qui nous sont parvenues par des manuscrits recopiés au cours de l’Antiquité et du Moyen-Âge. Ses exemples proviennent même en grande majorité de l’œuvre d’Aristote. Ces sources sont tout à fait légitimes, mais on peut se demander si elles ne restreignent pas l’étude. L’auteur reconnaît d’ailleurs souvent que nous sommes dépendants des catégories de pensée d’Aristote et de sa manière d’aborder les problèmes et de présenter ses conclusions. 

Puisqu’il s’agit d’étudier le fonctionnement de régimes oligarchiques dans la pratique, il serait intéressant de partir d’un autre type de source pour prendre le problème à l’envers. Cet autre type de source, ce sont les inscriptions gravées sur des blocs de pierre que les Grecs exposaient bien en vue dans les villes ou les sanctuaires et qui contenaient des textes de loi, des décrets en l’honneur de citoyens méritants, ou parfois des documents administratifs. Ces documents, que l’on a retrouvés par milliers et que l’on continue de découvrir lors de fouilles archéologiques, constituent une précieuse source d’information à condition de se repérer dans la masse d’information que génèrent ces découvertes. C’est pour cette raison que la question des sources n’est pas séparable de la question de l’angle de questionnement. L’épigraphie ne dit presque rien d’explicite sur l’oligarchie : le mot apparaît moins de dix fois sur des inscriptions, contre plus de mille fois dans les sources littéraires. L’épigraphie peut en revanche nous renseigner sur une dimension essentielle de l’oligarchie que nous avons rencontrée dès l’étape de la définition : l’argent. Cette piste de recherche commence tout juste à être explorée [6], mais elle pourrait précisément servir à étudier les aspects non-institutionnels du fonctionnement oligarchique des cités grecques, comme le souhaite justement Andrew Alwine. Se pose par exemple la question de l’évergétisme, cette pratique très courante en Grèce qui consiste, pour un citoyen, à payer de sa poche une dépense publique comme la construction d’un bâtiment ou l’organisation d’un festival : on peut y voir aussi bien le dévouement d’un citoyen serviteur de la démocratie que le calcul intéressé d’un oligarque soucieux de son prestige, et prêt à utiliser sa fortune pour augmenter son capital politique.


[***] Ces nombres correspondent aux subdivisions de l’œuvre d’Hérodote (livre et paragraphes). 


[1] La question a été bien étudiée par Caire E., « Penser l’oligarchie à Athènes aux Ve et IVe siècles : aspects d’une idéologie », Paris, 2016. [Livre de science]

[2] Simonton M., « Classical Greek Oligarchy: a Political History », Princeton, 2017. [Livre de science]

[3] Sur le tirage au sort, voir pour commencer cet article de Paul Demon. [Ressource scientifique et pédagogique]

[4] Notamment Simpson P., « A Corruption of Oligarchs », in Tabachnick D. & Koivukoski T., On Oligarchy: Ancient Lessons for Global Politics, Toronto, 2011. [Livre de science]

[5] Sur Périclès et son rapport à la démocratie, voir notamment Azoulay V., « Périclès : la démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme », Paris, 2010. [Livre de science]

[6] Sur l’oligarchie et l’argent : Müller C., « Oligarchy and the Hellenistic City », in Börm H. & Luraghi N., The Polis in the Hellenistic World, Stuttgart, 2018. [Livre de science]


Une réflexion sur « Comment maintenir une oligarchie au pouvoir ? »

  1. Très bon article, merci. Étonnamment, on ne voit jamais apparaitre le mot « ploutocratie ». Pourtant, on y pense d’un bout à l’autre du texte.

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