À la recherche des faibles bruits de l’Univers

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Écriture : Sihem Sayah
Relecture scientifique :
Stéphane Perriès
Relecture de forme :
Éloïse Thomas et Élodie Billard

Temps de lecture : environ 8 minutes.
Thématiques : Astronomie & Astrophysique (Physique)

Publication originale : Gertsenshteǐn M. E. & Pustovoǐt V. I, On the Detection of Low-Frequency Gravitational Waves. Soviet Journal of Experimental and Theoretical Physics, 1963.

Crédit : Ilyes Sayah

Le tout premier détecteur d’ondes gravitationnelles, une antenne à barre résonante, a été mis en œuvre en 1960. Ce dispositif ingénieux inventé par Joseph Weber a l’inconvénient de n’être sensible qu’à des fréquences de vibrations fixées. En 1962, deux physiciens soviétiques, Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit, font une étude de la sensibilité de ce détecteur et proposent pour la première fois l’utilisation d’un outil révolutionnaire. Cette technologie est encore utilisée par tous les détecteurs qui observent des ondes gravitationnelles.

Avez-vous entendu parler des danses cosmiques ? Plongez dans les abysses de notre Univers et venez découvrir ces magnifiques valses cosmiques.

Albert Einstein, l’un des scientifiques les plus connus et brillants de l’Histoire, prédit en 1916 l’existence des ondes gravitationnelles. Imaginez deux trous noirs qui dansent l’un autour de l’autre, de plus en plus vite jusqu’à la collision marquant la fin de cette danse (Figure 1). Cette collision cosmique crée un signal qui se propage sur plusieurs milliers d’années-lumière dans tout l’Univers, sous la forme d’une onde qui déforme l’espace-temps, avant d’atteindre la Terre. Afin de mettre en évidence l’existence de ces ondes, de nombreux physiciens se sont penchés sur la question dès le début du XXe siècle.

Deux ronds noirs annotés "Trous noirs" au centre de cercles concentriques qui forment comme une nappe déformée. Les cercles sont annotés "Ondes gravitationnelles" et la déformation "Déformation espace-temps".
Figure 1. Schéma d’une danse cosmique entre deux trous noirs. L’Univers est un espace-temps que l’on peut imaginer comme une nappe tendue sur laquelle les objets massifs font un creux. La collision de deux objets massifs crée une onde qui déforme la nappe, de la même manière qu’un caillou jeté dans une mare produit une onde à la surface de l’eau. Crédit : Ilyes Sayah.

Joseph Weber, le pionnier

En 1960, un physicien américain du Maryland nommé Joseph Weber eut la brillante idée de construire le tout premier détecteur d’ondes gravitationnelles de l’Histoire, appelé détecteur à barre résonnante [1]. Le principe de la barre résonante est assez simple. Il s’agit d’un gros cylindre en aluminium suspendu d’environ 1 000 kg, sur lequel des capteurs sont fixés (Figure 2). Ils permettent de convertir la vibration mécanique du cylindre en un signal électrique. Au passage d’une onde, le cylindre se déforme et se met à vibrer à une fréquence propre : on détecte alors un signal. Joseph Weber comprend que les ondes gravitationnelles induisent des déformations de l’espace-temps et espère donc observer la déformation du cylindre à leur passage. Cependant, cet instrument ne détectera pas d’ondes gravitationnelles, malgré ce que Weber clame dans un article publié en 1969. Le détecteur étant trop sensible au bruit dû à l’environnement et pas assez isolé, le cylindre peut vibrer pour d’autres raisons, par exemple un son proche comme un claquement de porte ou bien un objet qui tombe.

Figure 2. Joseph Weber travaillant sur son antenne à barre résonante, le premier détecteur d’onde gravitationnelle de l’Histoire. Crédits : © AIP Emilio Segrè Visual Archives.

Un nouveau type de détecteur

De l’autre côté du globe, en Russie plus exactement, deux physiciens, Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit, rédigent en 1962 un article dans lequel ils font la première proposition d’un détecteur optique pour détecter les ondes gravitationnelles, sous la forme d’un interféromètre de Michelson. Basé sur leur intuition et la compréhension du comportement des corps qui se déforment au contact de ces ondes et des vibrations de l’espace-temps qu’elles induisent, ils proposent de détecter les danses cosmiques en utilisant la lumière. En effet, si l’espace-temps se déforme, le trajet effectué par la lumière se modifie. C’est ce principe qui est utilisé dans le détecteur optique proposé (Figure 3). Le détecteur optique est l’équivalent d’un microphone qui permet d’écouter les vibrations de l’espace-temps. Il est composé de deux bras perpendiculaires de 10 mètres chacun, de deux miroirs, d’une lame séparatrice et d’un laser. D’abord, le laser envoie un faisceau laser qui est séparé en deux grâce à une lame séparatrice semi réfléchissante (Figure 3, gauche, trait bleu oblique). Chaque partie du faisceau se propage dans les bras en rebondissant sur les miroirs puis le faisceau est recombiné au niveau du détecteur. Au passage d’une onde gravitationnelle, la distance parcourue par la lumière varie et le détecteur met en évidence un signal par l’observation de franges lumineuses (Figure 3, droite) [*].

À gauche, schéma en forme de croix. Barre horizontale avec à gauche le Laser et à droite le miroir M2. En haut le miroir M1 et en bas le Détecteur. Des flèches représentent les faisceaux lumineux. Au croisement des faisceaux, un trait oblique. À droite, carré remplis d'une alternance de cercles concentriques noirs et verts qui sont de plus en plus épais vers le centre.
Figure 3. Schéma du détecteur et franges lumineuses. À gauche, le détecteur est constitué d’une lame séparatrice (en bleu) inclinée à 45 degrés et de deux miroirs. À droite, un exemple de franges lumineuses. Crédit de l’image de droite : Frédéric Legrand/CC BY-NC-SA

Les physiciens russes Gertsenshtein et Pustovoit préconisent de construire plusieurs détecteurs optiques et critiquent aussi dans leur article les travaux de Joseph Weber. Ils démontrent en effet que le détecteur proposé par celui-ci n’est pas adapté ni même assez sensible dans les basses fréquences pour espérer détecter une onde gravitationnelle.

Quelques années plus tard, en 1971, un étudiant de Joseph Weber, Robert Forward, commence à travailler sur un premier détecteur optique (les Russes n’ayant pas mis en pratique leur théorie décrite ci-dessus) et fabrique un prototype avec des bras de 4,25 mètres de long. Il place les miroirs sous vide pour stabiliser le faisceau laser mais la détection d’ondes n’est toujours pas possible car la sensibilité reste faible. Un autre physicien américain, Rainer Weiss, du Massachusetts Institute of Technology (MIT), entre alors dans la course à la détection des ondes gravitationnelles. 

Notons qu’à cette période, en raison de la guerre froide, les collaborations scientifiques dans le monde sont interrompues et la visibilité sur les travaux suspendue. De ce fait, ni Rainer Wess, ni Robert Forward, ni même Joseph Weber n’ont connaissance de la proposition des Russes. En 1972, Rainer Weiss réalise un énorme travail de recherche et de développement. Il détermine toutes les sources potentielles de bruits qui peuvent nuire à la sensibilité du détecteur et réduire ainsi les chances de détecter des signaux. Il est considéré comme le premier à avoir détaillé aussi précisément toute l’infrastructure du système nécessaire à la détection. 

Un demi-siècle plus tard…

Le développement des détecteurs optiques a continué pendant plusieurs dizaines d’années jusqu’à la construction, dans les années 2000, des observatoires géants LIGO [**] et de l’observatoire Virgo [***] (Figure 4). Les bras des détecteurs sont passés de quelques mètres de long dans les années 1970 à plusieurs kilomètres aujourd’hui : 4 km pour LIGO et 3 km pour Virgo. En effet, plus la distance parcourue par le laser est grande, plus la sensibilité augmente et plus on peut détecter des signaux d’événements survenus tôt dans l’Histoire du cosmos. D’autre part, pour connaître la direction de l’émission du signal, plusieurs détecteurs sont nécessaires à la surface de la Terre afin de déterminer la position de l’origine du signal dans l’espace, par triangulation.

Le 14 septembre 2015, les deux LIGO ont détecté la première danse cosmique émise par deux trous noirs ! Cet événement, qui a lieu 100 ans après la prédiction d’Albert Einstein, valide l’existence des ondes gravitationnelles. Il marque le début d’une véritable révolution scientifique en astronomie. Cela ouvre une nouvelle fenêtre sur notre façon d’explorer l’Univers en l’écoutant.

Figure 4. Photographies aériennes des trois interféromètres géants de Michelson. À gauche : détecteur LIGO de Livingstone en Louisiane ; en haut, détecteur LIGO de Hanford dans l’État de Washington ; en bas, détecteur Virgo près de Pise en Italie. Crédits LIGO : © Courtesy Caltech/MIT/LIGO Laboratory gauche et centre ; crédit VIGO : The Virgo collaboration/CCO 1.0

Une nouvelle façon d’observer l’Univers grâce aux bals cosmiques

Même si la publication de Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit a été invisible au moment de sa publication pour la communauté scientifique travaillant sur la gravitation, leur travail montre tout de même leur ingéniosité. Grâce à Joseph Weber et Rainer Weiss, deux visionnaires, nous sommes passés en 40 ans d’un concept théorique à la construction de ces fameux détecteurs dans les années 2000 puis à la première détection sur Terre de la danse de deux trous noirs. Depuis 2015, les détecteurs ne cessent d’être améliorés et grâce aux avancées technologiques, nous pouvons augmenter leur sensibilité et entendre des collisions beaucoup plus lointaines. 

Dans les années futures, ces détecteurs laisseront la place à des détecteurs terrestres de nouvelle génération qui seront encore plus grands et à d’autres détecteurs qui seront envoyés dans l’espace (Figure 5). Ainsi, ils permettront de mieux comprendre les sources cosmiques, de répondre à certaines questions encore en suspens de la physique fondamentale et d’entendre encore plus loin dans l’Univers.

Figure 5. Projet du détecteur spatial d’ondes gravitationnelles sensible LISA (Laser Interferometer Space Antenna). Le détecteur est composé de trois satellites distants de 2,5 kilomètres de côté et formant un triangle orbitant autour du soleil. Les satellites sont reliés par 6 faisceaux laser permettant de détecter le passage d’ondes gravitationnelles. Crédit : © NASA/LISA, usage pédagogique.

[*] Pour plus d’informations sur le fonctionnement d’un interféromètre, voir ce reportage du CNRS à 2 min 45 s. 

[**] LIGO pour Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory. Ce sont deux installations aux États-Unis, une en Louisiane et l’autre à Washington.

[***] Virgo est nommé d’après l’amas de la Vierge (Virgo en latin), un amas d’environ 1 500 galaxies situé à environ 50 millions d’années-lumière de la Terre dans la constellation de la Vierge. Virgo est situé en Italie, à Cascina près de Pise.


[1] Weber J., Detection and Generation of Gravitational Waves. Physical Review, 1960. DOI : 10.1103/PhysRev.117.306. [Publication scientifique]


Écriture : Sihem Sayah
Relecture scientifique :
Stéphane Perriès
Relecture de forme :
Éloïse Thomas et Élodie Billard

Temps de lecture : environ 13 minutes.
Thématiques : Astronomie & Astrophysique (Physique)

Publication originale : Gertsenshteǐn M. E. & Pustovoǐt V. I, On the Detection of Low-Frequency Gravitational Waves. Soviet Journal of Experimental and Theoretical Physics, 1963.

Première proposition d’un détecteur optique d’ondes gravitationnelles révolutionnaire

Crédit : Ilyes Sayah

Le tout premier détecteur d’ondes gravitationnelles, une antenne à barre résonante, a été mis en œuvre en 1960. Ce dispositif ingénieux inventé par Joseph Weber a l’inconvénient de n’être sensible qu’à des fréquences de vibrations fixées. En 1962, deux physiciens soviétiques, Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit, font une étude de la sensibilité de ce détecteur et proposent pour la première fois l’utilisation d’un outil révolutionnaire. Cette technologie est encore utilisée par tous les détecteurs qui observent des ondes gravitationnelles.

Depuis Isaac Newton et sa théorisation de la gravitation comme étant une force d’interaction, de nombreux physiciens se penchent sur les questions liées à la gravitation dont un certain Albert Einstein. Il émet alors une hypothèse : la gravitation n’est pas une force mais une déformation de l’espace-temps induit par des objets massifs. 

Quelles sont ces déformations de l’espace-temps ? Comment les détecter et prouver leurs existences ?

Cette publication de 1963 a longtemps été oubliée dans la communauté des ondes gravitationnelles. Elle est pourtant une contribution majeure de ses deux auteurs et a permis de prendre un autre tournant dans l’optimisation des détecteurs. Le contexte historique de la guerre froide entraîne une rupture des collaborations scientifiques dans le monde, celles-ci ne reprendront qu’au cours des années 1990. Par conséquent, certains articles et notamment celui-ci, publié dans un journal soviétique (URSS), ne sont pas immédiatement accessibles aux physiciens de la communauté de recherche de la gravitation.

Cet article peut être considéré comme une critique de l’article écrit par Joseph Weber, publié en 1960 et intitulé « Détection et génération d’ondes gravitationnelles » [1]. Ce dernier propose deux méthodes pour mesurer la courbure de l’espace temps due au passage d’ondes gravitationnelles et pour les détecter. Il y démontre les futures performances de son idée de détecteur pour la recherche des rayonnements gravitationnels interstellaires. En revanche, l’idée de Weber de pouvoir générer des ondes gravitationnelles en laboratoire n’est pas aboutie et demande à être plus approfondie.

Concepts fondamentaux 

Dès la fin du XIXe siècle, de nombreux physiciens se penchent sur les questions liées à la gravitation. Certains la théorisent comme étant des manifestations géométriques de l’espace, d’autres la perçoivent comme des « ondes gravifiques » [*] par analogie aux ondes électromagnétiques capables de se propager et de se déplacer dans le vide ou dans l’air. Cependant, la théorie la plus complète est celle de la relativité générale d’Albert Einstein qu’il termine en 1915 [2]. Il y prédit l’existence d’ondes gravitationnelles comme étant une perturbation de l’espace-temps générée par l’accélération de masses en mouvement à des vitesses proches de celle de la lumière (≈ 300 000 kilomètres par seconde). Ces ondes font vibrer l’espace-temps, le courbent et le déforment, ce qui change localement le trajet de la lumière (Figure 1).

Deux ronds noirs annotés "Trous noirs" au centre de cercles concentriques qui forment comme une nappe déformée. Les cercles sont annotés "Ondes gravitationnelles" et la déformation "Déformation espace-temps".
Figure 1. Schéma de la création d’ondes gravitationnelles. L’Univers est un espace-temps que l’on peut imaginer comme une nappe tendue sur laquelle les objets massifs font un creux. La collision de deux objets massifs crée une onde qui déforme la nappe, de la même manière qu’un caillou jeté dans une mare produit une onde à la surface de l’eau. Crédit : Ilyes Sayah

Historique de l’Astronomie Gravitationnelle 

Cependant, un doute plane pendant quelques années concernant l’existence de ces ondes. Plusieurs physiciens essaient de prouver ou de réfuter leurs existences. Einstein lui-même doute et publie un article dans lequel il écrit que « les ondes gravitationnelles peuvent exister » [3].

Comment la détection des ondes gravitationnelles commence-t-elle ? Comment choisir le détecteur le plus adapté ? Telles sont les questions que se posent les physiciens dès la fin des années 1960. En effet, entre 1920 et 1960, pendant près de 40 ans, les recherches menées autour de ces questions sont purement théoriques. Le point de départ de l’expérimentation correspond à la célèbre conférence de Chapel Hill qui a lieu en Caroline du Nord, aux États-Unis, en 1957. Elle réunit tous les physiciens venant d’Amérique et d’Europe travaillant sur les questions liées à la physique théorique. Différents sujets sont abordés tels que la cosmologie, la mécanique quantique, les champs gravitationnels classiques, la dynamique de l’Univers ou les ondes gravitationnelles.

Trois célèbres physiciens présents à cette conférence, Felix Pirani, Richard Feynman et Hermann Bondi, apportent une idée qui devient un tremplin pour la recherche expérimentale. En effet, Felix Pirani a publié un article juste avant la conférence dans lequel il présente une solution pour prouver l’existence des ondes gravitationnelles. Selon lui, l’utilisation de la déviation géodésique (la mesure des variations de distances entre des particules) permettrait de confirmer la réalité des ondes gravitationnelles et de comprendre comment elles agissent sur des particules [4]. Par la suite, Richard Feynman propose le sticky bead argument — l’argument des perles collantes (Figure 2). C’est un principe assez simple qui induit un échauffement par friction et un transfert d’énergie de l’onde gravitationnelle aux perles collantes et qui entraîne leur mouvement. Le crédit de cet argument est attribué aux trois physiciens Pirani, Bondi et Feynman.

Deux barres identiques horizontales. Sur celle du dessus, 2 point bleus répartis à égale distance, annotés "Perles collantes". Entre les deux barres, 4 cercles concentriques dont les extrémités partent des 2 billes bleues et incurvées avec le milieu vers le bas. Elles sont annotées "Onde gravitationnelle". Sur la barre du bas, les 2 mêmes points bleus qui sont plus proches et entre eux, la barre est rouge. Sous les deux points bleus du bas, deux petites doubles flèches.
Figure 2. Schéma des perles collantes. Crédit : Sihem Sayah

La proposition de Joseph Weber, pionnier des détecteurs d’ondes gravitationnelles

À l’issue de cette conférence et de la présentation de l’argument des perles collantes, l’idée d’un premier détecteur naît grâce au physicien américain du Maryland Joseph Weber. Sa proposition de détecteur est publiée en 1960 [1]. Il expose dans cet article ses motivations et les calculs théoriques qui justifient l’utilisation d’un détecteur à quadripôle de masse : il donne l’exemple de deux masses reliées par un ressort pour modéliser le détecteur. Il explique comment l’onde gravitationnelle déforme les masses physiquement. 

Une idée brillante de détecteurs d’ondes gravitationnelles

Après avoir étudié les calculs et les sensibilités avancés par Joseph Weber, les deux physiciens soviétiques Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit démontrent que les détecteurs résonnants proposés par Joseph Weber ne sont pas assez sensibles pour détecter les ondes gravitationnelles. Ils font alors la proposition d’un autre type de détecteur, dit à interférométrie optique (Figure 3). Ils avancent que les corps non relativistes, c’est-à-dire des objets animés par des vitesses négligeables devant la vitesse de la lumière, interagissent très faiblement avec les ondes gravitationnelles. Ils justifient mathématiquement que l’utilisation d’un corps ultra-relativiste tel que la lumière conduirait de façon plus efficace à détecter des ondes gravitationnelles. 

Principe de l’interféromètre de Michelson

Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit proposent un détecteur à interférométrie optique aussi appelé interféromètre de Michelson. Cet instrument a été inventé par Albert A. Michelson et Edward Morley en 1887. Son but est de mesurer des variations de distance avec précision en utilisant le phénomène d’interférence des ondes lumineuses. L’instrument est composé de deux bras orthogonaux, d’un laser et de deux miroirs aux extrémités des bras. Le principe est assez simple. Il fonctionne en utilisant une source de lumière laser qui est envoyée au niveau d’une lame séparatrice qui divise le faisceau en deux. Chaque faisceau se propage ensuite dans les bras orthogonaux vers les miroirs M1 et M2, qui les réfléchissent et les renvoient au niveau de la lame séparatrice. À ce niveau, les faisceaux sont recombinés puis dirigés vers le détecteur (ou autre moyen d’observation) (Figure 3). Des franges d’interférences apparaissent alors.

À gauche, schéma en forme de croix. Barre horizontale avec à gauche le Laser et à droite le miroir M2. En haut le miroir M1 et en bas le Détecteur. Des flèches représentent les faisceaux lumineux. Au croisement des faisceaux, un trait oblique. À droite, carré remplis d'une alternance de cercles concentriques noirs et verts qui sont de plus en plus épais vers le centre.
Figure 3. Schéma de l’interféromètre de Michelson et de franges d’interférences. À gauche, l’interféromètre est constitué d’une lame séparatrice semi-réfléchissante (en bleue) inclinée à 45° et de deux miroirs. À droite, exemple de Figure d’interférence obtenue avec un interféromètre de Michelson. Crédit de l’image de droite : Frédéric Legrand/CC BY-NC-SA

Lorsque l’on utilise une lumière monochromatique (à une seule longueur d’onde) comme une source laser, on peut calculer le déphasage, c’est-à-dire le retard entre les deux faisceaux arrivant au détecteur. Grâce à cet instrument, on peut mesurer la différence de chemin optique des faisceaux lumineux des deux bras et donc la différence relative de longueur de bras. Localement, au passage d’une onde gravitationnelle, il y a contraction ou élongation de tout ce qui se trouve sur le chemin de cette onde. Ceci peut se traduire par une variation différentielle de la longueur de l’un ou des deux bras de l’interféromètre et par conséquent par une différence de chemin optique entre les deux bras [**].

D’une façon simplifiée, la variation de longueur des bras appelé \delta L peut s’écrire :

    \[\delta L = \dfrac{1}{2} h L\]

avec L est la longueur non perturbée des bras et h l’amplitude de l’onde gravitationnelle (sans dimension).

Aujourd’hui, pour détecter le passage d’une onde gravitationnelle, les interféromètres sont réglés sur la frange noire. Cela correspond à des interférences destructives et donc à une absence de signal en temps normal. Au passage de l’onde, la lumière est déphasée (il y a un retard) et des interférences constructives font apparaître un signal sur le photodétecteur (Figure 4).

Une onde est représentée par une courbe sinusoïdale. Deux ondes en phase : deux courbes l'une au-dessus de l'autre avec les pics des 2 sur une même ligne verticale : on pourrait les superposer. Cela donne une unique courbe sinusoïdale de plus grande amplitude annotée "Interférences constructives". Deux ondes en opposition de phase : le pic de l'une est sous le creux de l'autre. Cela donne un trait noté "Interférences destructives".
Figure 4. Schéma d’interférences lumineuses dans l’interféromètre. En absence d’onde gravitationnelle, les ondes sont en opposition de phase. Aucun signal n’apparaît sur le détecteur. Si une onde gravitationnelle passe, les ondes deviennent en phase, ce qui donne une interférence constructive et donc un signal. Crédit : Lelivrescolaire.fr/CC BY-NC-SA.

Estimation des sensibilités des détecteurs

L’idée de Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit d’une détection de ces ondes gravitationnelles grâce à un interféromètre est une idée révolutionnaire. Ils proposent, dans cette publication de 1963, la construction d’un interféromètre avec des bras de 10 m chacun et estiment l’élongation relative des bras observable de 10-7 – 10-14. La sensibilité serait ainsi 107 à 1010 fois meilleure que l’expérience proposée par Weber. Par ailleurs, ils suggèrent que le détecteur soit placé sous vide pour que le chemin optique du faisceau laser soit stable mais aussi que plusieurs détecteurs soient construits. Cela permettrait d’identifier la localisation de la source émettrice d’onde gravitationnelle. Notons que même si toutes les sources de bruits avec un tel dispositif ne sont pas identifiées et que leurs suggestions pour l’amélioration de l’interféromètre sont incomplètes, leur idée est très novatrice et les arguments avancés sont justes. 

Au moment de l’écriture de leur article, les physiciens soviétiques citent un article d’Arthur Leonard Schawlow, un physicien américain qui a apporté une grande contribution dans la recherche fondamentale des lasers [5]. Ils soutiennent qu’avec l’amélioration des lasers et donc avec l’utilisation de rayonnement lumineux monochromatique, le temps d’intégration pourra être réduit de trois ordres de grandeur et améliorera la sensibilité du détecteur.

Naissance de l’instrumentation gravitationnelle

Du côté américain, personne n’entend parler de l’article de Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit immédiatement. C’est seulement à la fin des années 1980 que celui-ci est cité pour la première fois. 

Sans avoir connaissance de cet article, dans les années qui suivent 1962, Joseph Weber construit les détecteurs à barres résonnantes : deux gros cylindres en aluminium suspendus par deux fils sur lesquels il colle des cristaux piézoélectriques (Figure 5) . 

Figure 5. Joseph Weber travaillant sur son antenne à barre résonante, le premier détecteur d’onde gravitationnelle de l’Histoire. Crédits : © AIP Emilio Segrè Visual Archives.

Le premier détecteur est installé à l’Université du Maryland (USA) et le deuxième à 1 000 km de là, dans le laboratoire national d’Argonne (USA) pour étudier les coïncidences entre eux. Bien que Joseph Weber ne réussisse pas à détecter des ondes gravitationnelles, son travail permet ensuite la mise en place d’autres expériences à barres résonnantes plus performantes puis la naissance des détecteurs à interférométrie laser notamment grâce au travail d’un physicien du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Rainer Weiss, en 1972.

La publication de Mikhail Gertsenshtein et Vladislav Pustovoit, oubliée de la communauté des ondes gravitationnelles, est une publication historique. Même si l’étude n’a pas été poussée jusqu’au bout et que toutes les sources de bruit affectant l’expérience n’ont pas été mises en évidence, elle montre cependant l’idée brillante et visionnaire qu’ont eu ces physiciens russes quant à la possibilité de pouvoir détecter ces ondes grâce à un interféromètre optique. En effet, cette idée est la base des plus grands observatoires actuels d’ondes gravitationnelles telles que Advanced LIGO, Advanced Virgo et KAGRA. La première onde gravitationnelle a été détectée en utilisant ce principe en 2015. Par la suite, un prix Nobel de physique a récompensé en 2017 Rainer Weiss, Kip Thorne et Barry Barish pour la découverte des ondes gravitationnelles (LIGO). Le président de l’Académie des sciences de Russie, Alexander Sergeyev a déclaré à la suite de ce prix Nobel : « Vladislav Ivanovitch Pustovoit, notre célèbre académicien, aujourd’hui vivant, mérite certainement de figurer parmi les lauréats du prix Nobel pour la détection des ondes gravitationnelles. » [6]. 

Néanmoins la détection des ondes gravitationnelles n’a pas été immédiate. Entre 2002 et 2016, un travail colossal en instrumentation a été fait pour optimiser les détecteurs, les miroirs, la réduction des différents bruits afin d’atteindre une sensibilité capable de détecter ces petites déformations liées au passage de l’onde gravitationnelle et ainsi ouvrir un nouveau champ d’observations de notre Univers, en passant de la compréhension des lois de la physique fondamentale au mystère de son origine. 


[*] Concept inventé par Henri Poincaré en 1905 pour décrire dans sa théorie les interactions gravitationnelles se propageant comme des ondes.

[**] Pour plus d’informations sur le fonctionnement d’un interféromètre, voir ce reportage du CNRS à 2 min 45 s.


[1] Weber J., Detection and Generation of Gravitational Waves. Physical Review, 1960. DOI : 10.1103/PhysRev.117.306. [Publication scientifique]

[2] Einstein A., Die grundlage der allgemeinen relativitätstheorie. Annalen der physik, 1916. DOI : 10.1002/andp.19163540702. [Publication scientifique]

[3] Einstein A. & Rosen N., On gravitational waves. Journal of the Franklin Institute, 1937. DOI : 10.1016/S0016-0032(37)90583-0. [Publication scientifique]

[4] Pirani F. A. E., Republication of: On the physical significance of the Riemann tensor. General Relativity and Gravitation, 2009. DOI : 10.1007/s10714-009-0787-9. [Publication scientifique]

[5] Optical Masers par Arthur L. Schawlow. Scientific American, 1961. [Article de presse vulgarisée historique]

[6] Source, en russe.


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