Comment danse-t-on lorsque l’on est composé de moins de 100 atomes ?
Écriture : Ronan Delalande
Relecture scientifique : Louise Le Ridant, Martin Robin et Dorian Vigoureux
Relecture de forme : Emmanuelle Lebeau et Pierre Marrec
Temps de lecture : environ 12 minutes.
Thématiques : Mécanique des matériaux (Physique)
Publication originale : Juvé V., et al., Probing Elasticity at the Nanoscale: Terahertz Acoustic Vibration of Small Metal Nanoparticles. Nano letters, 2010. DOI : 10.1021/nl100604r
De nombreux systèmes tels que des bio-capteurs sont basés sur la vibration de structures. La réduction de taille des capteurs permet d’obtenir une plus grande sensibilité mais nécessite également une grande maîtrise des nanotechnologies. Étudier, comprendre pour pouvoir prédire les vibrations de nanoparticules devient alors une étape nécessaire.
Si vous avez eu la bonne idée de faire une partie de pétanque cet été, peut-être vous est-il arrivé de faire tomber l’une de vos boules au sol. Et si par hasard vous avez été attentif, peut-être que vous avez pu observer que votre boule s’est mise à vibrer et à casser les carreaux de carrelage de la terrasse. Et si maintenant vous faisiez la taille d’un virus et décidiez de jouer une petite partie, est-ce qu’en laissant tomber une boule de pétanque nanométrique vous observeriez la même chose ? Si cette scène fantasque n’aurait de sens que dans un film de Joe Johnston [*], la question se pose véritablement, mais pas tout à fait en ces termes.
Lorsqu’un objet, comme notre boule de pétanque, est mis en vibration, il ne va pas vibrer de n’importe quelle façon. Et cela reste vrai que l’on considère un objet d’un millimètre ou de plusieurs kilomètres. Chaque objet a des façons bien précises de vibrer que l’on appelle modes propres. Ces modes, qui pourraient être comparés à des pas de danse, dépendent de la forme de l’objet, de sa taille ainsi que du ou des matériaux qui le composent. Chaque pas nécessite un mouvement ou une position précise, par exemple en danse classique un piqué est un mouvement qui finit sur une jambe en équilibre sur pointe. De la même manière, l’objet se déforme d’une façon bien précise pour chacun de ses modes. On parle de la déformée modale de ce mode. Pour une même forme et un même matériau, plus l’objet est petit, plus il effectue le même pas de danse rapidement. Pour une même taille et une même forme, plus l’objet est lourd, plus il réalisera le même pas de danse lentement. À chaque mouvement est associée une fréquence qui indique le nombre de répétitions réalisé du pas de danse en une seconde.
Pour un objet donné, il existe une infinité de modes (de pas de danse) que l’on peut regrouper en familles. Celles-ci, basées sur la façon dont l’objet danse pour un certain mode, permettent de numéroter les différents pas de danse de l’objet. Pour une même famille, les premiers pas de danse sont simples. Les suivants croissent en difficultés et sont effectués plus rapidement. Les mouvements sont plus complexes et présentent des fréquences plus élevées. L’objet met moins de temps pour réaliser ces pas de danse. Cependant, il existe une différence importante entre vous et moi qui danserions et un objet en vibration ! Là où nous ne ferions les pas que les uns après les autres, l’objet va vibrer selon ses modes propres simultanément, comme montré sur la Figure 1. D’où l’impression que la boule de pétanque danse de façon chaotique et aléatoire si on l’examine de plus près. Si l’objet peut en théorie réaliser une infinité de pas de danse simultanément, en pratique, sa danse est plus restreinte. En effet, la façon dont elle est mise en vibration définit parmi tous les pas possibles ceux qui seront réalisés et ceux qui ne le seront pas.
Pour décrire et prédire les modes d’un objet, comme notre boule de pétanque, à partir des matériaux qui le constituent, de sa taille, de sa forme, etc., les scientifiques utilisent habituellement la théorie de la mécanique des milieux continus au sein de laquelle on oublie qu’un objet est constitué de minuscules éléments : les atomes. Mais ceux-ci sont si petits vis-à-vis de la taille de l’objet que l’on peut simplement considérer l’ensemble sans avoir à les prendre individuellement. Ainsi, pour prédire la chorégraphie de notre boule de pétanque lorsqu’on la lâche au sol, pas besoin de considérer tous les atomes qui la composent. Et heureusement ! Car on peut estimer qu’elle est composée de plusieurs dizaines voire de centaines de millions de milliards de milliards d’atomes ! Mais si, maintenant, on prend un objet de quelques nanomètres seulement, composé de quelques dizaines d’atomes uniquement, peut-on encore mettre leur présence sous le tapis et continuer d’utiliser la mécanique des milieux continus ? Voilà la question à laquelle une équipe de recherche de l’Université de Lyon a essayé de répondre.
Pour cela, cette équipe de recherche a utilisé des nanoparticules métalliques composées de platine dont les tailles varient de seulement 1,3 à 3 nanomètres. Ces particules sont, par rapport à nous, ce que nous sommes par rapport au Soleil : un milliard de fois plus petites. Bien sûr, en raison de leur taille, elles ne contiennent chacune que très peu d’atomes. Il est d’ailleurs estimé que les plus petites d’entre elles ne sont composées que d’environ 75 atomes ! Afin de répondre à leur principale question, les chercheurs et chercheuses ont proposé de mesurer la fréquence d’un mode propre de vibration bien particulier des nanoparticules et ce pour différentes tailles de particules. Les résultats obtenus sont ensuite comparés aux fréquences prédites par la mécanique des milieux continus afin de vérifier, ou non, la validité de celle-ci pour de si petits objets. Mais mesurer ces fréquences n’est pas si simple…
D’une part en raison de leur taille ! Ces particules sont si petites qu’il n’est pas possible de les observer à l’aide de microscopes optiques. Même le meilleur de ces microscopes ne permet pas d’observer un objet d’une taille plus petite que la longueur d’onde de la lumière utilisée. Cette grandeur sert notamment à caractériser les ondes, qu’il s’agisse d’ondes acoustiques ou lumineuses. Dans le visible, la longueur d’onde va de 400 nanomètres pour la lumière bleue jusqu’à 800 nanomètres pour la lumière rouge. Ces longueurs d’onde sont des centaines de fois trop grandes pour voir les nanoparticules étudiées. Sans rentrer dans les détails du processus de fabrication de ces particules [pour approfondir : voir note A], les échantillons étudiés sont composés d’un film mince constitué de nanoparticules de même taille déposées sur un support en verre. Si l’on faisait une photographie extrêmement précise de l’une de ces nanoparticules, on aurait juste un pixel noir à l’emplacement de la particule. Il serait impossible de déterminer avec cette image si sa taille est de 2… ou de 200 nanomètres. Et encore moins possible de suivre son évolution lorsqu’elle serait mise en vibration. Cependant, cette limite physique ne signifie pas qu’il n’y a pas d’interaction entre les particules et la lumière ! En effet, comme schématisé sur la Figure 2, si on focalise de la lumière sur les particules, mêmes toutes petites, ces dernières vont d’une part en réfléchir une partie et d’autre part en transmettre une autre partie. Lors de la transmission, une petite partie de l’énergie traversant la couche de nanoparticules est absorbée. L’absorption de cette quantité d’énergie aboutit entre autres à la mise en vibrations des particules [pour approfondir : voir note B]. Le film de particules étant mince et le support transparent, finalement, une certaine quantité de lumière traverse les deux couches. La transmission de la lumière est dépendante du film de particules et des propriétés de ces dernières. Elle sera d’autant plus affectée si les particules s’avèrent être en train de vibrer ! Avec le bon capteur, il est possible de percevoir et de mesurer ces variations de transmission de la lumière, si infime soient-elles, et de comprendre la danse des nanoparticules !
Mais, comme nous l’avons vu, plus un objet est petit, plus il vibre vite. Une nanoparticule doit donc vibrer très rapidement ? Effectivement ! Comme on le verra plus loin, les résultats obtenus par l’équipe de recherche montrent que les nanoparticules étudiées vibrent avec des fréquences de plusieurs terahertz (THz). C’est-à-dire que, en gardant notre analogie de la danse, pour ses pas de danse les plus longs et les plus lents, notre petite particule va tout de même les réaliser plus de mille milliards de fois en une seule seconde ! Pas facile de suivre quelque chose d’aussi rapide. Il faudrait pour cela tout un système électronique qui permettrait de filmer avec plusieurs dizaines de milliers de milliards d’images par seconde. Plutôt que de chercher à avoir ce système électronique ultra-performant et donc très coûteux, l’équipe de recherche a utilisé une autre technique classiquement employée lorsque l’on travaille en physique ultra-rapide : un montage optique dit pompe-sonde.
Pour bien comprendre le fonctionnement de ce type de montage expérimental, imaginez que vous souhaitez faire un film de votre plus joli tir à la pétanque mais que le seul dispositif à votre disposition soit un appareil photo. Argentique par-dessus le marché ! Impossible de prendre assez de photos suffisamment rapidement pour en faire un film. Par contre, si vous répétez l’action « un tir – une photo », avec une bonne organisation et un peu de volonté, vous finirez par obtenir beaucoup de photos. Mieux encore, en s’y prenant bien, si chaque photo est prise à un instant légèrement différent des autres, vous pourrez, à la fin, reprendre toutes les photos et construire un film ! Un film qui montrera exactement votre magnifique lancer à condition qu’à chaque répétition vous réalisiez le même mouvement. Pas simple, mais faisable ! Le montage pompe-sonde utilisé pour étudier les nanoparticules repose sur ce principe !
Le montage optique emploie deux faisceaux lasers impulsionnels pour effectuer l’action « un tir – une photo » ou autrement dit « pompe – sonde ». Comme le montre la Figure 3, une impulsion lumineuse, la pompe, est envoyée sur les nanoparticules. Par absorption de l’énergie apportée par l’impulsion, les nanoparticules se mettent à vibrer. Puis, avec un second faisceau laser, une impulsion, dite sonde, est envoyée au même endroit. Une partie de la lumière traverse les nanoparticules et un détecteur mesure ce qu’il reste de l’impulsion initiale. Bien qu’elles soient très rapides, les vibrations sont lentes devant la durée des impulsions qui est d’environ 20 femtosecondes (soit 20 millionièmes de milliardième de seconde).
Ainsi, la transmission de l’impulsion sonde nous donne une information sur les propriétés optiques des nanoparticules sur une très courte durée, que l’on peut considérer comme un instant. Or, lorsqu’une particule vibre, ses propriétés et en particulier ses propriétés optiques changent légèrement au cours du temps. Par conséquent, si deux impulsions lasers sondes traversent la couche de nanoparticules à deux instants différents, le capteur ne mesurera pas exactement la même quantité d’énergie lumineuse transmise. Cela est vrai pour peu que les particules ne soient pas dans le même état, c’est-à-dire à des moments légèrement différents de leur pas de danse. Il suffit donc d’envoyer une impulsion pompe pour mettre les particules en vibration puis une impulsion sonde pour mesurer leurs propriétés optiques à un instant donné. Bien sûr, comme on l’a expliqué précédemment pour le tir de pétanque, si on souhaite réaliser un film de la vibration d’une particule il faut réaliser la même action à chaque répétition et effectuer des mesures à des instants différents. Une fois les nanoparticules misent en vibrations et la mesure prise, il faut donc attendre qu’elles cessent de vibrer pour relancer à nouveau l’opération. Heureusement, si elles vibrent à une fréquence de plusieurs milliards de fois par seconde, les particules ne vibrent que pendant quelques picosecondes (1 millième de milliardième de seconde) avant de s’arrêter et d’être de nouveau au repos. Une nouvelle mesure avec de nouvelles impulsions pompe et sonde peut alors être réalisée.
Pour reconstruire à la fin un film, il est nécessaire que le délai temporel entre les impulsions pompe et sonde change petit à petit, comme schématisé sur la Figure 4. La technique mise en œuvre par les chercheurs et chercheuses pour appliquer ce délai consiste à utiliser une ligne à retard mécanique : un miroir installé sur une chaîne motorisée. Seule l’impulsion sonde se réfléchit sur le miroir avant de rejoindre l’échantillon avec les nanoparticules. Si on recule le miroir, l’impulsion sonde mettra un peu plus de temps pour atteindre le miroir et en revenir. Elle arrivera donc sur l’échantillon avec un retard temporel par rapport à l’impulsion pompe (Figure 4, retard τ).
Ainsi, en reculant entre chaque mesure le miroir d’une distance maîtrisée, on peut ajouter un même retard par rapport à la mesure précédente. Il arrive alors sur l’échantillon testé des trains d’impulsions se décalant temporellement au fur et à mesure (Figure 4). En réitérant l’opération, on obtient de nombreux points de mesures chacun à un instant différent et avec le même pas de temps entre deux points consécutifs. On peut alors reconstruire le film des variations des propriétés optiques des nanoparticules !
Comme dit précédemment, les vibrations mécaniques des nanoparticules entraînent des variations de leurs propriétés optiques. Ce qui se traduit par des oscillations à une certaine fréquence de l’intensité lumineuse transmise par l’échantillon, que l’on mesure au cours du temps telle que celles montrées sur la Figure 5.
En étudiant les oscillations, l’équipe de recherche a tout d’abord déduit la période des oscillations, c’est-à-dire le temps nécessaire aux particules pour réaliser une fois leur pas de danse. L’inverse de cette période donne la fréquence à laquelle les nanoparticules sondées vibrent. L’équipe a montré ainsi que des nanoparticules de platine ayant un diamètre de 3 nanomètres (composées d’environ 940 atomes) vibrent à une fréquence autour 1,1 THz et que celles d’un diamètre de 1,3 nanomètres (constituées uniquement de 75 atomes) vibrent à une fréquence autour de 2,6 THz. En se basant sur les théorèmes de la mécanique des milieux continus, les scientifiques ont pu établir une relation permettant de calculer la fréquence de leur premier mode de vibration en prenant en compte la forme de la particule et les propriétés d’un autre matériau : le titane. Dans le cas d’une particule sphérique de 1,3 nanomètre de diamètre, ils ont obtenu une fréquence de… 2,6 THz ! Soit la même valeur que celle mesurée ! Les scientifiques ont également constaté que cet accord était valable pour d’autres diamètres de particules ! La mécanique des milieux continus permet donc bel et bien dans ce cas de prédire les vibrations d’objets même s’ils ne sont composés que de quelques dizaines d’atomes !
Éléments pour approfondir
Si étudier de telles structures n’est pas chose aisée, synthétiser ces nanoparticules avec un certain contrôle de leur forme ou de leur taille n’est pas non plus facile. Dans le cas de cette étude, une technique appelée Low Energy Cluster Beam Deposition est employée [1]. Un faisceau laser pulsé est focalisé sur une cible composée à 99,9 % du matériau d’intérêt, ici du platine. Suite à l’absorption de l’énergie du faisceau, des atomes sont arrachés à la cible et forment un plasma d’atomes métalliques. Celui-ci est refroidi grâce à un flux de gaz inerte, en l’occurrence de l’hélium. En se refroidissant, les atomes de platine se regroupent, formant de petits amas de platine. La taille de ces amas peut être contrôlée en ajustant la pression du gaz inerte utilisé. L’ensemble gaz+particules est propulsé à grande vitesse dans une chambre sous vide [**] et passe au travers d’un système électronique permettant de trier les particules selon leur charge électrique et leur énergie cinétique. Sous l’action des forces électromagnétiques, les particules métalliques présentant une charge positive et une certaine quantité d’énergie cinétique sont déviées. Ce tri en énergie aboutit à une sélection en masse des particules. Les particules métalliques chargées positivement qui se déposent sur le substrat de verre sont à la fin neutralisées électriquement par un canon à électron.
Comment sont mises en vibrations les nanoparticules ? Celles-ci sont bien trop petites pour que l’on puisse les attraper puis les lâcher au sol exactement là où on le souhaiterait ! Il n’est pas vraiment possible non plus de venir taper dessus à l’aide d’un marteau ou de quelque autre outil que ce soit ! Dans cette étude, pour les faire danser, on utilise une impulsion laser. Lorsque de la lumière est envoyée sur un objet, qu’il s’agisse de l’une des particules de platine ou d’autres objets opaque ou semi-transparent, une partie de l’énergie lumineuse y est absorbée. Dans le cas de métaux, ce sont les électrons, initialement « au repos », qui absorbent cette énergie lumineuse et qui se retrouvent avec un surplus d’énergie. On dit qu’ils sont « excités ». Rapidement, les électrons se partagent ce surplus d’énergie. On parle alors d’un gaz d’électrons chauds. Mais, bien que les électrons soient « chauds », les noyaux des atomes sont restés au repos (ou « froids » pour garder l’analogie thermique). Les électrons « chauds » transmettent alors de l’énergie au noyau jusqu’à ce que les deux « températures » s’équilibrent. Cet apport d’énergie à l’ensemble de l’atome a pour conséquence que celui-ci se met à vibrer ! Dans les métaux, les électrons sont assez libres de se propager dans le milieu autour des atomes. Cela conduit à une homogénéisation de la répartition de l’énergie entre les électrons dans des petits objets tels que les nanoparticules de platine. En conséquence, le transfert d’énergie aux atomes est lui aussi homogène. Cette façon d’exciter la nanoparticule de platine dans tout son volume est au final très différente d’un coup de marteau qui n’exciterait que les premiers atomes à la surface qui, ensuite, transférerait de l’énergie à leurs voisins et ainsi de suite. Les modes de vibrations excités ne seraient ainsi pas les mêmes.
[*] Joe Johnston est le réalisateur de la comédie américaine « Chéri, j’ai rétréci les gosses » sortie en 1989.
[**] On définit souvent le vide comme l’absence de matière. En réalité, le vide parfait, soit l’absence complète de matière, n’est jamais atteint. Même dans l’espace intersidéral, il subsiste quelques irréductibles grains de matière et autres poussières. Toutefois, dans un grand nombre de processus on cherche à réaliser un vide plus ou moins poussé, c’est-à-dire à retirer une quantité plus ou moins grande d’atomes et autres molécules. Dans la technique utilisée ici pour synthétiser des particules métalliques, un vide important est réalisé en retirant une large partie de ces molécules. Le but étant d’éviter que celles-ci ne viennent interagir avec les particules en formations ou les faisceaux employés.
[1] Alayan R., et al., Application of a static quadrupole deviator to the deposition of size-selected cluster ions from a laser vaporization source. Review of Scientific Instruments, 2004. DOI : 10.1063/1.1764607 [Publication scientifique]