Écriture : Alyse Yilmaz
Relecture scientifique : Carine Mira
Relecture de forme : Mathurin Passard et Pierre Marrec
Temps de lecture : environ 12 minutes.
Thématiques : Sociologie et Information-Communication
Publication originale : Huiban E., et al., Approche exploratoire des ressorts motivationnels à pratiquer la consommation collaborative. Terminal, 2017. DOI : 10.4000/terminal.1781.
Avez-vous déjà fait l’expérience de louer une trottinette électrique ou un vélo pour quelques heures ? De vendre vos vêtements en ligne ? Ou encore proposé de louer vos outils à vos voisins ? Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi vous pratiquiez ce type d’échange ? Et si je vous disais que ces canaux — utilisés dans le cadre de consommation collaborative — révèlent des faits de société, et même davantage, un profil motivationnel particulier : une plus grande recherche de contrôle sur sa vie, d’indépendance dans sa consommation, de quête de sens en société… Vous vous reconnaissez ?
À l’ère du web 2.0, du réchauffement climatique, des guerres et des discours de haine, la consommation collaborative offre de très belles opportunités pour la planète, pour créer du lien, de l’entraide entre les individus. Ainsi, comprendre les raisons pour lesquelles les individus utilisent ces circuits de consommation porte sans aucun doute des intérêts sociaux notables. En outre, ce type de recherche permet de questionner les impacts du développement et de l’adoption de ces « nouveaux » modes de consommation sur la société et en particulier sur les profils motivationnels des individus. Pour finir, cette recherche permet de révéler les impacts de ces nouveaux modes de consommation sur les comportements des individus et leurs représentations. C’est ce que je vous invite à comprendre avec moi dans cet article !
La consommation collaborative, kezako ?
La consommation collaborative vise à mutualiser et à partager les ressources [1], elle privilégie les usages collectifs des ressources plutôt que leurs détentions individuelles [2]. Ce mode d’échange prend de plus en plus d’importance en France et dans le monde, et a notamment été propulsé par les possibilités offertes par les nouvelles technologies [3]. Trois chercheurs affiliés à la John Molson School of Business (Université Concordia, Canada) ont montré que la consommation collaborative tend à s’accentuer au fil des années [4]. Bien sûr, cette pratique ne s’arrête pas uniquement à la vente de vêtements d’occasion en ligne. Elle englobe, par exemple, l’échange de biens en ligne, proposés par des plateformes comme Vinted, Etsy, etc. ; mais également de services hébergés sur des plateformes comme Fiverr, AirBnb, etc.
Un certain nombre de scientifiques se sont questionnés sur les motivations qui animent les individus à adopter ce type de consommation. Alors, bien évidemment, on pourrait directement penser à des raisons écologiques… Mais si je vous dis que cette raison n’est pas la principale cause de l’adoption de ces pratiques de consommation ?! Et pour cause, les motivations principales sont liées à l’entraide sociale et à des raisons économiques. De manière plus générale, les auteurs de la publication que nous proposons de détailler ici, à savoir, quatre scientifiques associés au Groupement d’Intérêt Scientifique M@rsouin, ont mis en évidence que les individus qui pratiquent la consommation collaborative le font pour diverses raisons. D’une part, pour percevoir plus de contrôle et d’autonomie dans leur vie ; d’autre part, pour être plus indépendant face à des injonctions liées aux circuits de consommation traditionnels. Ensuite, ces pratiques révèlent un souhait de quête de sens en société, comme par exemple adopter une consommation plus responsable, un comportement plus sensible à l’environnement, etc. Pour finir, ces modes d’échange sont associés à un désir d’enrichissement sur le plan social et de partage d’émotions avec les autres.
Nous nous proposons de préciser ces questions en nous appuyant sur l’enquête de Huiban et de ses collègues qui proposent d’appréhender les motivations et les raisons que perçoivent les pratiquants de la consommation collaborative à adopter ce type d’échange. En ce sens, les chercheurs proposent d’explorer les ressorts motivationnels en partant de la théorie de l’autodétermination proposée par Deci et Ryan [5]. Cette théorie témoigne de 40 ans de recherche et est largement adoptée dans des champs de recherche et de disciplines variés : psychologie, sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication, etc. La théorie de l’autodétermination, permet, entre autres, d’identifier les différentes motivations des individus à agir. La motivation, qui structure nos comportements, nos affects et nos processus cognitifs, est, d’après les auteurs, conditionnée par trois besoins psychologiques fondamentaux : le besoin d’autonomie (se sentir être à l’origine de ses actions), de compétence (se sentir efficace dans ce que l’on entreprend) et d’affiliation sociale (se sentir connecté et attaché aux autres, nourrir des relations qui induisent le respect, la bienveillance, la reconnaissance). Ainsi, plus ces trois besoins sont satisfaits, plus notre motivation est autodéterminée [pour approfondir : voir note A]. Dans ce cas précis, elle permet d’interroger les raisons perçues par les individus pour adopter la consommation collaborative.
Pourquoi questionner les motivations à pratiquer ce type d’échange ?
Entrés par la théorie de l’autodétermination, les chercheurs supposent que l’existence de ces « ressorts motivationnels » permet de mettre en lumière l’adoption de la consommation collaborative. L’enquête que nous décortiquons met en exergue les éléments perçus par les utilisateurs des plateformes qui les incitent à adopter ces modes de consommation collaboratifs. L’un des enjeux, pour les auteurs, est d’établir un consensus scientifique autour de cette consommation. En effet, plusieurs études ont déjà questionné les motivations à pratiquer la consommation collaborative, cependant les conclusions de ces chercheurs sont assez divergentes.
Les motivations, comment les révéler ?
Méthodologie
L’objectif poursuivi par les chercheurs est de mettre en lumière les motivations à adopter et pratiquer la consommation collaborative. L’étude décrite ci-après, constitue, en ce sens, une exploration des dimensions symboliques et des représentations des individus français liés à ce type d’échange en France.
Les scientifiques, en s’appuyant sur des travaux antérieurs, ont formulé des hypothèses dans le but de guider leurs travaux scientifiques. Ci-dessous, les quatre hypothèses de recherche classiques pour comprendre les motivations des individus à s’engager dans ce mode de consommation :
- gagner en autonomie et avoir plus de contrôle sur leur vie ;
- prendre de la distance par rapport aux circuits de consommation traditionnels vécus comme imposés ;
- s’enrichir sur le plan social ;
- trouver davantage de sens dans leurs vies et en société.
Dans le but de vérifier leurs hypothèses de recherche, l’équipe de recherche a mis en place une enquête exploratoire par questionnaire qui vise à évaluer les motivations et les représentations liés à la consommation collaborative par les pratiquants et les non pratiquants en France.
L’enquête s’est déroulée sur l’année 2016 et a été distribuée en ligne à 2 000 individus âgés de plus de 18 ans. La méthodologie adoptée pour la constitution de l’échantillon est non-probabiliste, c’est-à-dire que les gens ne sont pas choisis de manière aléatoire, mais ici par ce qu’on appelle la méthode des quotas [pour approfondir : voir note B]. Cette méthode permet d’avoir un échantillon représentatif de la population et accorde la possibilité de généraliser des résultats de recherche lorsque l’effectif de l’échantillon constitué est assez conséquent.
Un questionnaire basé sur la théorie de l’Autodétermination
Toujours dans cet objectif de mettre en lumière les motivations à adopter la consommation collaborative, ces mêmes chercheurs ont élaboré un questionnaire basé sur la théorie de l’autodétermination, et en particulier sur deux besoins psychologiques fondamentaux que sont l’autonomie et l’affiliation sociale. Ils ont également exploré un troisième besoin, la quête de sens. Ainsi, le questionnaire proposé tente d’évaluer ces trois variables. Chaque variable a été mesurée par plusieurs éléments au sein des énoncés proposés aux répondants. Ces derniers doivent se positionner sur une échelle en cinq points allant de « tout à fait d’accord » à « pas du tout d’accord » pour chaque énoncé. Cette position sur l’échelle témoigne ainsi de leur degré de correspondance avec les différentes propositions.
- Trois énoncés sur la variable recherche d’autonomie.
- Un item sur la variable recherche de distance par rapport à la consommation traditionnelle jugée comme imposée.
- Trois énoncés sur la variable recherche de lien social.
- Deux énoncés sur la variable recherche de sens [pour approfondir : voir note C].
Les répondants devaient également établir un classement, par ordre d’importance, des trois principales motivations qu’ils percevaient, selon eux, à pratiquer des échanges de biens et de services entre particuliers. Les chercheurs ont ainsi proposé dans l’enquête six motivations à classer selon un ordre précis. Ci-après, les six motivations que les répondants devaient classer : « pour s’entraider », « pour faire des économies », « parce que c’est convivial », « pour préserver l’environnement », « pour une autre raison », « pour aucune autre raison ».
Quels liens entre modes de consommation et profils motivationnels ?
Des perceptions différentes des impacts de la consommation
Dans un premier temps, cette étude a permis de mieux cerner et d’estimer la proportion de pratiquants de la consommation collaborative en France. En effet, 87 % de l’échantillon déclare avoir pratiqué la consommation collaborative, de manière occasionnelle ou régulière.
Les résultats de l’enquête révèlent les différentes représentations des individus attribuées à la consommation collaborative. En ce sens, les quatre hypothèses de recherche ont pu être validées grâce au questionnaire. En effet, les individus qui pratiquent la consommation collaborative adhèrent, de manière plus importante que les non pratiquants, à l’idée selon laquelle la pratique de la consommation collaborative apporte des bénéfices en termes d’autonomie, d’indépendance, de lien social et émotionnel ainsi qu’à une recherche de sens. En somme, ils adhèrent davantage (par rapport aux non pratiquants) à l’idée que ce mode de consommation participe à la satisfaction de leurs besoins psychologiques fondamentaux.
Des motivations différentes selon les différentes pratiques de consommation collaborative
Une distinction apparaît dans les résultats dans l’ordre de classement des motivations selon la nature de l’échange. D’une part, concernant l’échange de service entre particuliers, plus d’un tiers de l’échantillon estime que la motivation principale est liée à un souhait d’aider d’autres individus. En seconde place, c’est le fait de faire des économies. D’autre part, concernant l’échange de bien entre particuliers, ce type de transaction est principalement motivé par une quête financière pour la moitié de l’échantillon. L’échange de biens entre particuliers est donc principalement motivé par le fait qu’il permette de faire des économies. Ainsi, nous pourrions étendre ces résultats à la population française.
La consommation collaborative : uniquement une manière différente de consommer ?
J’imagine qu’à ce stade de la lecture, vous avez déjà dû vous questionner et vous demander pourquoi vous pratiquiez la consommation collaborative ? Ou plutôt, pourquoi privilégiez-vous l’achat de vêtement sur Vinted plutôt que chez Zara ? En effet, nos actions, nos choix et nos modes de consommation en disent long sur nous !
L’adoption massive des technologies et de l’Internet depuis les années 2000 a porté un mouvement sociétal important, qui prend de plus en plus d’importance : celui de la consommation collaborative. Ces technologies ont notamment permis le développement de nouveaux circuits de consommation via les plateformes de mises en contact ou de location en vue d’accéder à des biens ou des services entre particuliers. Si dans la consommation traditionnelle, c’est plus l’objet même de la consommation qui en dit long sur nous même, dans la consommation collaborative, le canal utilisé pour consommer porte en lui un certain symbolisme et cristallise des représentations. Ainsi, en questionnant les pratiquants de la consommation collaborative, nous nous apercevons qu’ils ont des profils psychologiques différents et qu’ils n’adhèrent pas du tout aux mêmes convictions et croyances.
Cette étude a, entre autres, permis de questionner la pertinence de l’adoption de la théorie de l’Autodétermination pour mettre en lumière les motivations et représentations des pratiquants de la consommation collaborative en France. Il s’agit d’une recherche exploratoire riche, qui a notamment soulevé des interrogations sur les résultats d’enquêtes antérieures relevant du même sujet.
Bien évidemment, comme toute recherche exploratoire, elle ne se veut pas généralisante. En effet, elle vise plutôt l’exploration des motivations par questionnaire et accorde un point d’importance pour tester, à l’aide de tests statistiques, la validité de l’outil présenté. En ce sens, le questionnaire est un outil intéressant construit pour vérifier les variables présentées dans les différentes hypothèses de recherche. Alors bien évidemment, il reste encore beaucoup de travail sur le sujet ! Premièrement, le questionnaire mériterait d’être plus travaillé : par exemple, c’est le cas de la variable « recherche de sens » évaluée avec un seul énoncé. Nous pouvons ainsi nous demander pourquoi la variable n’est mesurée qu’avec un seul énoncé ? Est-ce assez ? Mais aussi, pour statuer sur une conclusion et une généralisation solide des résultats présentés dans cette enquête, il convient de réitérer l’enquête sur un plus grand effectif de répondants pour généraliser les résultats à l’échelle de la population. Comme vous pouvez le constater, la marge de progression est encore grande et ouvre des opportunités pour d’autres scientifiques.
L’adoption massive de ces pratiques de consommation qui se disent « exotiques » posent tout de même réflexion. En effet, si ces modes de consommation nous font nous sentir plus libre et autonome, nous pouvons nous demander si c’est réellement le cas ? Est-ce que l’introduction d’un acteur tel qu’une plateforme permet réellement une émancipation des acheteurs et des vendeurs ? Et si l’adoption massive et la montée en puissance très rapide de ces plateformes de mise en lien broyaient et réduisaient à néant toutes initiatives locales qui n’ont pas besoin d’intermédiaire ? Ce sont des questions que nous pouvons soulever à l’issue de la lecture de la publication rédigée par Huiban et ses collègues.
Éléments pour approfondir
Note A
La théorie de l’Autodétermination développée par Deci et Ryan (1985 ; 2017) est une théorie incontournable dans le champ des approches socio-cognitives. En effet, cette théorie a permis de complexifier la manière d’appréhender la motivation. Les chercheurs qui ont travaillé sur cette théorie ont défini six types de motivations différentes, classées selon leur degré d’autodétermination. En outre, l’opposition entre les deux construits motivationnels majeurs (motivation intrinsèque et extrinsèque) a été dépassée au profit d’un axe d’autodétermination à partir desquels différents types de régulation ainsi que des locus de causalité correspondant sont identifiés. Le « locus » ou le « lieu de causalité » fait ainsi référence au lieu de la cause attribuée à l’action et donc au lien entre l’action en elle-même et la cause à l’origine de cette dernière. Aussi, nous pouvons retenir que plus les environnements que nous fréquentons soutiennent les trois besoins psychologiques, plus notre motivation pour la tâche en question sera autodéterminée et plus nous aurons tendance à attribuer les événements qui en découlent comme des résultats inhérents à nos propres actions (le travail fourni, l’entraînement, l’intelligence, etc.). Au contraire, moins les environnements que nous fréquentons soutiennent les trois besoins psychologiques, moins notre motivation pour la tâche en question sera autodéterminée et plus nous aurons tendance à attribuer les événements qui en découlent comme les résultats de facteurs extérieurs à nous même (le hasard, la chance, l’aide des autres, etc.).
Note B
Dans le cadre de cette méthode d’échantillonnage, il convient de constituer un échantillon représentatif de l’ensemble de la population française basé, entre autres, sur le respect des proportions de certaines caractéristiques des individus sélectionnés. Les auteurs en ont défini quatre pour lesquelles les proportions d’individus seraient identiques pour la population et l’échantillon constitué : le sexe, l’âge, la profession ainsi que la région d’habitation. On retrouve ainsi, en proportion, les mêmes caractéristiques dans l’échantillon et dans la population. Pour aller plus loin, un papier mâché sur les sondages.
Note C
À titre d’exemple, les répondants, qu’ils soient pratiquants ou non de la consommation collaborative, se positionnent sur l’échelle en auto-évaluant leur degré d’accord avec 11 énoncés comme par exemple : « La consommation collaborative nous permet de retrouver de l’autonomie dans notre façon de consommer » ou « La consommation collaborative permet aussi de reprendre en main le contrôle de sa propre vie ».
[1] Belk R., Sharing. Journal of Consumer Research, 2009. DOI : 10.1086/612649. [Publication scientifique]
[2] Guillaud H., La montée de la consommation collaborative. Le Monde.fr, 2010. [Article de presse]
[3] Riot S. & Novel A.-S., « Vive la corévolution ! Pour une société collaborative ». Alternatives éditions. 2012. [Livre]
[4] Habibi M.R., et al.,. What managers should know about the sharing economy. Business Horizons, 2017. DOI : 10.1016/j.bushor.2016.09.007. [Publication scientifique]
[5] Deci E.L. & Ryan M.R., The What and Why of Goal Pursuits: Human Needs and the Self-Determination of Behavior. Psychological Inquiry, 2000. DOI : 10.1207/S15327965PLI1104_01. [Publication scientifique]