Désert ou havre de vie, du destin des planètes telluriques

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Écriture : Thibaut Clarté
Relecture scientifique :
Marine Lasbleis
Relecture de forme :
Aline Resch et Éléonore Pérès

Temps de lecture : environ 8 minutes.
Thématiques : Planétologie (Géologie), Astronomie & Astrophysique (Physique)

Publication originale : Hamano K., et al., Emergence of two types of terrestrial planet on solidification of magma ocean. Nature, 2013. DOI : 10.1038/nature12163

Illustration représentant l'espace par un fond noir parsemé d'étoiles blanches. En bas à gauche, un berceau comporte deux ronds ronges stylisés avec des yeux et des tétines. Une flèche part de ce berceau et rejoint le coin en haut à droite de l'image. Un point d'interrogration est présent au-dessus de la flèche. Dans le coin en haut à droite, il y a deux ronds. Celui de gauche est bleue avec des nuages : il représente la Terre. Il a deux yeux, une bouche et des cheveux marrins. Il porte une robe bleue claire. Le rond de droite est blanc, il représente Vénus. Il a deux yeux et une bouche qui lui donnent un air renfrogné, des cheux noirs et une robe à carreaux rouges et verts.
La Terre et Vénus, au berceau, ont eu une jeunesse similaire. Pourtant, aujourd’hui, elles sont très différentes l’une de l’autre. Comment l’expliquer ?

La Terre primitive d’il y a 4,5 milliards d’années nous eût très probablement semblé infernale. Recouverte d’un océan de magma et d’une atmosphère toxique, elle recelait pourtant déjà probablement l’eau de nos océans. Pourquoi et comment notre planète a-t-elle pu garder cette eau quand sa jumelle, Vénus, en est aujourd’hui quasi dépourvue ? La vitesse de cristallisation de leur manteau, dépendant de leur atmosphère et de leur distance au Soleil, pourrait apporter un élément d’explication.

La Terre et Vénus, une histoire de fausses jumelles

Vous connaissez peut-être « l’étoile du berger » ? Il s’agit (après la pleine Lune et le Soleil) de l’objet le plus brillant du ciel. En réalité, ce n’est pas une étoile mais la planète dont nous sommes le plus proche, Vénus. Jusqu’à l’avènement de l’exploration planétaire dans les années 1960, beaucoup croyaient reconnaître en Vénus une version tropicale de notre planète (c’est d’ailleurs ainsi qu’elle est décrite dans beaucoup d’œuvres de science-fiction des années 1940 et 1950). En effet, cette planète présente certaines similitudes troublantes avec la Terre : sa masse, ses dimensions ou encore sa densité ne diffèrent que très peu des valeurs terrestres. Hélas le public déchanta dès que les premiers relevés de température furent disponibles : Vénus n’est rien d’autre qu’un enfer brûlant où même le plomb fond. Son atmosphère de gaz carbonique ne possède presque pas de vapeur d’eau mais seulement des nuages d’acide sulfurique. Pourtant, la communauté scientifique a de bonnes raisons de croire que la Terre et Vénus ont bien été de vraies jumelles… il y a fort longtemps. Commençons donc par le commencement, lors de l’enfance de nos deux planètes …

L’océan de magma originel

De nos jours, la Terre est composée de coquilles sphériques concentriques (un peu comme un oignon) de natures différentes. À la surface se trouve la croûte, suivie du manteau puis du noyau externe et interne (Figure 1, droite) [*]. Pourtant, très peu de temps après leur formation, voilà 4 milliards 500 millions d’années, des indices géochimiques (liés à la composition de certaines roches actuelles) et géophysiques (liés à la structure actuelle du globe) indiquent que la Terre, comme Vénus, possédait ce que l’on appelle aujourd’hui un océan de magma global. L’océan de magma de la Terre primitive est une structure géologique correspondant à un manteau et, éventuellement, à une croûte fondus (sur Terre, cela impliquerait que celle-ci soit fondue jusqu’à une profondeur de 3 000 km environ) formant une immense et profonde coquille de magma (Figure 1). Cet océan s’est très probablement formé à la suite d’une accumulation de facteurs divers : production de chaleur d’origine radioactive, nombreux impacts de météorites de tailles diverses et effet de serre intense dû à une atmosphère épaisse de vapeur d’eau et de gaz carbonique.

Schéma représentant la Terre à deux stades. À gauche il est écrit "Terre primitive -4,5 milliards d'années" et à droite "Terre moderne". Une grosse flèche relie la Terre de gauche à celle de droite avec le mot "Temps". Côté gauche, un grand cercle représentant la Terre primitive est composé de 2 couches.Une couche interne jaune légendée "Noyau" puis une couche rouge externe légendée "Océan de magma. Côté droit, la Terre est composé de 3 couches : une petite couche grise au centre légendée "Noyau interne", une couche jaune légendée "Noyau externe" puis une couche marron externe légendée "Manteau". Le trait délimitant la Terre est légendé "Croûte".
Figure 1. Comparaison des structures géologiques de la Terre primitive et moderne. Notez que l’océan de magma liquide primitif a laissé la place à un manteau et une croûte solides.

On est donc face à un paradoxe : la Terre et Vénus semblent avoir connu une jeunesse très similaire et passablement infernale, néanmoins leur évolution fut très différente. Si ces deux corps planétaires ont fini par se refroidir (il n’existe plus d’océan de magma dans le système solaire, à notre connaissance du moins) l’une des « jumelles » conserva son eau et devint la Terre tandis que l’autre la perdit, ce fut Vénus. C’est cet apparent paradoxe qui a mobilisé l’attention de certains scientifiques au cours des dernières années : comment expliquer, en dépit d’une origine semblable, les différences fondamentales séparant Vénus de la Terre aujourd’hui ?

De l’art de modéliser un océan de magma

Les travaux effectués par Keiko Hamano, Yutaka Abe et Hidenori Genda, consignés dans la publication discutée ici, apportent un possible éclairage à cette question. Ces scientifiques ont modélisé l’évolution d’océans de magma de planètes semblables à la Terre ou à Vénus et ont pu envisager une explication à leurs histoires divergentes. Dans cette optique, l’océan de magma a été modélisé numériquement de sorte à déterminer à différents moments de son existence la chaleur évacuée, les échanges réalisés avec l’atmosphère et son degré de solidification. 

Selon leurs résultats, le mécanisme clé intervenant dans l’évolution d’un océan de magma est l’interaction entre son refroidissement et l’atmosphère qui le surplombe. Lorsque l’océan s’est suffisamment refroidi, il peut commencer à cristalliser : le magma passe alors de l’état liquide à l’état solide, c’est-à-dire qu’il forme des roches. En outre, le magma liquide contient beaucoup de gaz dissous (comme de la vapeur d’eau) qui sont relâchés dans l’atmosphère lors de la cristallisation du liquide. Ainsi, plus l’océan de magma se refroidit et cristallise, plus l’atmosphère qui le surplombe s’épaissit (Figure 2) et ralentit le refroidissement de ce même océan, par un effet de serre de plus en plus important. 

Schéma représentant une coupe transversale de l'océan de magma à deux stades. Une grosse flèche relie la Terre de gauche à celle de droite avec le mot "Temps". Côté gauche, il y a 3 couches : en bas un rectangle légendé "Roches cristallisées", au-dessus un rectangle 3 fois plus haut annoté "Océan de magma & gaz dissous". 3 petites flèches noires partent de la couche de roches à celle de l'océan de magma. Au-dessus de l'océan de magma, il y a un rectangle sans contour annoté "Atmosphère eau et CO2". Côté droit, ce sont les 3 mêmes couches mais leur épaisseur change. Le rectangle de "Roches cristallisées” est 3 fois plus haut qu'à gauche, celui de l'"Océan de magma & gaz dissous" 3 fois plus fin. L'atmosphère est 2 fois plus épaisse et d'une couleur plus foncée que du côté gauche.
Figure 2. Processus conjoints de cristallisation de l’océan de magma et d’épaississement de l’atmosphère par dégazage de l’océan. Les trois flèches noires représentent la cristallisation. 

Cela peut-il conduire à stopper tout refroidissement ? Pas forcément. En effet, les auteurs ont montré qu’il arrivait un point où l’atmosphère est complètement saturée en vapeur d’eau. Cela signifie qu’elle ne peut pas être davantage épaissie par l’accumulation de gaz et elle ne peut plus piéger davantage de chaleur qu’elle ne le fait. Le refroidissement de la planète atteint alors un minimum. Dans le même temps, la planète reçoit également de la chaleur grâce au rayonnement de son étoile. On est donc face à deux cas de figure : 

  1. ou bien la planète perd davantage de chaleur (vers l’espace) qu’elle n’en reçoit (du rayonnement solaire) et dans ce cas elle se refroidit effectivement et rapidement ;
  2. ou bien le rayonnement solaire vient compenser le refroidissement et la planète ne se refroidit pas. 

Dans le premier cas, comme on l’a mentionné, le refroidissement de la planète est rapide (de l’ordre du million d’années) et la planète conserve son épaisse atmosphère riche en eau.

Inversement, dans le second cas où la planète ne se refroidit pas, arriverait-on alors à un océan de magma qui perdurerait éternellement sous une atmosphère épaisse ? En fait non. Sur des temps très longs (de l’ordre de la centaine de millions d’années), l’atmosphère peut être érodée par le rayonnement solaire (aussi appelé vent solaire). L’érosion en question consiste en une perte de l’eau contenue dans l’atmosphère : l’eau (H20) est décomposée en oxygène (O) et hydrogène (H), ce dernier s’échappant dans l’espace. L’atmosphère ainsi diminuée ne permet alors plus un effet de serre suffisant pour bloquer le refroidissement de l’océan de magma. Il s’accélère et l’emporte enfin sur l’apport du rayonnement solaire : la planète finit par se refroidir. 

Si l’on résume, on se retrouve avec deux types d’évolution :

  • un refroidissement relativement rapide qui épargne l’atmosphère originelle riche en eau ;
  • un refroidissement beaucoup plus lent, qui ne peut se produire qu’en sacrifiant cette même atmosphère.

Dans la publication qui nous intéresse, K. Hamano et ses collègues ont donc modélisé et simulé numériquement l’évolution de différents océans de magma en faisant varier les paramètres physiques qui les décrivent tels que la distance de la planète à son étoile ou la quantité d’eau initialement présente. Ils ont montré que pour une planète d’une taille donnée, le facteur déterminant est la distance au Soleil. En effet, plus une planète est proche de son étoile, plus elle reçoit de rayonnement ; il est donc plus probable qu’elle soit incapable d’évacuer un excès de chaleur.

Qu’en est-il de la Terre et de Vénus ?

Lorsque l’on applique les résultats de cette étude à nos deux jumelles de départ, un scénario d’explication possible se dessine. La Terre et Vénus se ressemblent, mais pas suffisamment : la Terre orbite 50 millions de km plus loin du Soleil que Vénus et reçoit fatalement bien moins de chaleur. Si l’océan de magma terrestre s’est cristallisé en un temps relativement court (quelques dizaines de millions d’années au plus) et sans devoir renoncer à son atmosphère riche en vapeur d’eau, ce ne fut pas le cas sur Vénus. Celle-ci, davantage réchauffée par le rayonnement solaire, conserva pendant des dizaines de millions d’années son océan de magma. Pendant ce temps, le rayonnement solaire brisait les molécules d’eau : l’hydrogène s’est perdu dans l’espace, du fait de sa légèreté, tandis que l’oxygène s’est redissout dans l’océan de magma. Ce phénomène a donc permis un refroidissement plus lent que pour la Terre car l’atmosphère de Vénus, progressivement amincie, est devenue de moins en moins efficace pour piéger la chaleur. Mais, en parallèle, il a également conduit à un dessèchement complet de « l’étoile du berger ».

Conclusion

Les océans de magma constituent des objets géologiques intéressants. D’une part, parce qu’ils ont pu constituer des éléments essentiels de la jeunesse des corps planétaires rocheux du système solaire (Mercure, Vénus, la Terre, Mars, mais aussi bien des astéroïdes assez massifs comme Vesta). D’autre part, parce que les témoignages de leur existence passée restent parcellaires et encore peu nombreux. Les progrès constants des simulations informatiques et de l’exploration spatiale devraient nous permettre d’en apprendre rapidement bien plus sur ce sujet. En savoir plus sur les premières années du système solaire, c’est aussi comprendre comment la Terre a pu devenir ce qu’elle est aujourd’hui : un havre de vie.


[*] Pour plus d’informations sur la structure interne de la Terre, voir cet autre papier mâché « Un modèle préliminaire… depuis 40 ans ».


Écriture : Thibaut Clarté
Relecture scientifique :
Marine Lasbleis
Relecture de forme :
Aline Resch et Éléonore Pérès

Temps de lecture : environ 15 minutes.
Thématiques : Planétologie (Géologie), Astronomie & Astrophysique (Physique)

Publication originale : Hamano K., et al., Emergence of two types of terrestrial planet on solidification of magma ocean. Nature, 2013. DOI : 10.1038/nature12163

Comment la cristallisation d’un océan de magma originel influe sur l’assèchement des planètes

Illustration représentant l'espace par un fond noir parsemé d'étoiles blanches. En bas à gauche, un berceau comporte deux ronds ronges stylisés avec des yeux et des tétines. Une flèche part de ce berceau et rejoint le coin en haut à droite de l'image. Un point d'interrogration est présent au-dessus de la flèche. Dans le coin en haut à droite, il y a deux ronds. Celui de gauche est bleue avec des nuages : il représente la Terre. Il a deux yeux, une bouche et des cheveux marrins. Il porte une robe bleue claire. Le rond de droite est blanc, il représente Vénus. Il a deux yeux et une bouche qui lui donnent un air renfrogné, des cheux noirs et une robe à carreaux rouges et verts.
La Terre et Vénus, au berceau, ont eu une jeunesse similaire. Pourtant, aujourd’hui, elles sont très différentes l’une de l’autre. Comment l’expliquer ?

La Terre primitive d’il y a 4,5 milliards d’années nous eût très probablement semblé infernale. Recouverte d’un océan de magma et d’une atmosphère toxique, elle recelait pourtant déjà probablement l’eau de nos océans. Pourquoi et comment notre planète a-t-elle pu garder cette eau quand sa jumelle, Vénus, en est aujourd’hui quasi dépourvue ? La vitesse de cristallisation de leur manteau, dépendant de leur atmosphère et de leur distance au Soleil, pourrait apporter un élément d’explication.

Une Terre primitive infernale

On le sait bien, ça n’a pas toujours été « mieux avant ». C’est particulièrement le cas pour les conditions de vie à la surface de la Terre. Notre atmosphère respirable ou notre couche d’ozone protectrice ne datent-elles pas que de quelques centaines de millions d’années ? Si l’on remonte plus loin encore, notre planète semble de plus en plus étrangère et de moins en moins accueillante. On a même de bonnes raisons de croire que, peu de temps après sa formation (il y a 4 milliards et demi d’années environ), notre « bonne vieille Terre » était dotée d’un vaste océan de magma de plusieurs milliers de kilomètres de profondeur. Ce dernier était protégé par une atmosphère brûlante de gaz carbonique et de vapeur d’eau. Ces conditions proprement infernales ont donné leur nom à cette période géologique, l’Hadéen, en référence au dieu grec des enfers, Hadès. Cas unique, cet âge est caractérisé par son absence de témoins géologiques ! 

Comment est-on donc passé de la Terre inhospitalière d’autrefois à la planète bleue d’aujourd’hui ? Comment nos océans se sont-ils constitués ? Parallèlement, notre voisine, Vénus, qui est si proche de la Terre par la taille, la masse ou la composition, a dû connaître une jeunesse très similaire à celle de notre planète. Néanmoins, force est de constater que son évolution fut bien différente : l’enfer sec et brûlant de « l’étoile du berger » ne ressemblant guère à la surface tempérée que nous connaissons bien.

C’est de ce paradoxe, prenant racine dans cette époque reculée, n’ayant laissé que des traces infimes, dont il sera question ici. Dans leur publication intitulée Emergence of two types of terrestrial planet on solidification of magma ocean (Émergence de deux types de planètes telluriques suivant la cristallisation d’un océan de magma), Keiko Hamano, Yutaka Abe et Hidenori Genda ont étudié comment les océans de magma de planètes semblables à la Terre ou à Vénus ont pu se refroidir et cristalliser. Les auteurs proposent deux types de destin pour ces corps planétaires :

  • l’un est de conserver suffisamment d’eau dans leur atmosphère pour finalement former des océans ;
  • l’autre est de perdre la majorité de l’eau initialement accumulée lors de la formation, conduisant à une planète aride et nécessairement inhospitalière.

Plantons le décor

La Terre, comme les autres planètes telluriques (c’est-à-dire majoritairement composées de roches), sont constituées de couches concentriques de composition et/ou d’états physiques différents [*]. On distingue depuis la surface de la Terre et en s’enfonçant : la croûte, le manteau et le noyau. Aujourd’hui, seule la partie externe du noyau est liquide, la croûte et le manteau sont solides. Lorsque ce n’est pas le cas, on qualifie d’océan de magma global (c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une simple poche de magma mais d’une structure beaucoup plus vaste) la structure correspondant à la croûte et au manteau fondus formant une coquille de magma de l’ordre de 1 000 km de profondeur et d’au moins 1 000 °C de température de surface (la Figure 1 rappelle que la Terre primitive était essentiellement liquide).

Schéma représentant la Terre à deux stades. À gauche il est écrit "Terre primitive hypothétique" et à droite "Terre moderne". Au centre de l'image, une grosse flèche relie la Terre de gauche à celle de droite avec le mot "Temps". La légende indique "jaune = liquide ; gris = solide". Côté gauche, un grand cercle représentant la Terre primitive est composé de 3 couches : une couche interne jaune légendée "Noyau liquide" puis une couche grise et enfin une couche jaune légendée "Océan de magma = manteau liquide". Trois petites flèches bleues relient la couche grise et la couche jaune externe et indiquent "Cristallisation". Autour du cercle délimitant la Terre, il y a des pointillés serrés qui représentent l'atmosphère primitive. Trois flèches noires relient cette atmosphère vers l'espace avec le texte "Flux thermique sortant".
Côté droit, la Terre est composé de 3 couches : une petite couche grise au centre légendée "Noyau interne solide", une couche jaune légendée "Noyau externe liquide" puis une couche grise externe légendée en "Manteau solide". Des pointillés représentent l'atmosphère moderne. Ils sont plus espacés que ceux représentant l'atmosphère primitive.
Figure 1. Comparaison de la Terre primitive au cours de sa « phase océan de magma » avec la Terre actuelle, 4,5 milliards d’année séparent ces deux instantanés. On constate que cette Terre primitive est essentiellement liquide. De nos jours, seul le noyau externe l’est encore. L’enjeu majeur de la compréhension de cette période est de déterminer comment et à quel rythme notre planète a pu évacuer assez de chaleur pour cristalliser le manteau initialement liquide (la cristallisation du noyau interne relève d’une autre dynamique, plus tardive). La croûte de la Terre moderne n’est pas représentée.

Comment sait-on que le manteau terrestre a connu un tel état liquide autrefois ? À dire vrai, les indices directs manquent sur Terre. Aucune roche n’a subsisté jusqu’à nos jours du fait du recyclage des roches de surface par la tectonique des plaques. D’autre part, les traces chimiques ou isotopiques éventuellement laissées par un océan de magma sont encore débattues par la communauté scientifique. Néanmoins, on sait que la chaleur dégagée par la formation progressive de la Terre (accrétion à partir de petits corps appelés planétésimaux) ainsi que la désintégration radioactive sont suffisantes pour opérer cette fusion. En outre, si la Lune s’est bien formée à la suite d’un impact géant [**] tel que postulé actuellement, la collision a elle aussi libéré assez d’énergie pour fondre tout ou partie du manteau terrestre. Soulignons enfin que, si l’océan de magma global terrestre ne fait pas encore l’objet d’un consensus complet au sein de la communauté scientifique, un accord assez général (nourri par des indices géologiques plus marquants) existe pour supposer que la Lune en a, elle, bien abrité un.

Ainsi, il est donc possible que la Terre (et très probablement Vénus qui lui est si semblable) ait abrité autrefois un océan de magma global. Reste à savoir comment un tel océan a pu cristalliser dans les deux cas (Vénus possède aussi une surface et un manteau solide) tout en permettant le développement de deux planètes si différentes aujourd’hui. Autrement dit : comment la Terre a-t-elle pu développer des océans ? 

Rôle crucial de l’atmosphère

Les auteurs de la publication ont focalisé leur travail sur le rôle de l’atmosphère dans le mode de refroidissement de l’océan de magma global. En effet, on le sait bien, la couverture atmosphérique a une influence importante sur les conditions de surface des planètes, du fait de l’effet de serre associé. Originellement, l’océan de magma, constitué de roches fondues, est supposé receler une partie de l’eau accumulée par la planète depuis sa formation. Avec le refroidissement et la cristallisation du magma, l’eau, ne pouvant demeurer mêlée à la roche solidifiée, est évacuée (on parle de dégazage). Elle forme ainsi une atmosphère de vapeur. L’effet de serre s’accroît alors, ce qui diminue les pertes thermiques de surface. Ce processus se poursuit jusqu’à saturation de l’atmosphère en vapeur d’eau. Dès lors, le profil thermique de cette dernière est fixé, ce qui impose une vitesse de refroidissement minimale de la planète. Il n’est plus possible alors d’augmenter davantage l’effet de serre. On peut souligner la rapidité d’un tel processus d’un point de vue géologique : les auteurs se penchent ici sur les quelques premières centaines de milliers d’années après la formation de la planète, événement remontant à plus de 4,5 milliards d’années.

Concrètement, les auteurs s’appuient sur une modélisation numérique de l’évolution de l’océan de magma couplé avec une atmosphère de vapeur d’eau. Pour cela, les différents systèmes susceptibles de contenir de l’eau (atmosphère, magma, etc.) et leurs interactions sont modélisés. Les équations sont trop complexes pour être résolues à la main, mais l’évolution peut être calculée à chaque pas de temps : on parle de discrétisation numérique. Cela permet d’obtenir une évolution temporelle des océans de magma. Parmi les grandeurs suivies lors de ce calcul, une est particulièrement importante : la quantité d’eau dans l’atmosphère au cours du temps. Celle-ci varie pour deux raisons principales : le dégazage de l’océan de magma qui cristallise et l’échappement de l’atmosphère dans l’espace. En effet, le rayonnement solaire provoque une perte de vapeur d’eau d’autant plus rapide que celle-ci est présente longtemps et en quantité dans l’atmosphère. L’apport original de cette étude vis-à-vis des travaux précédents est la prise en compte d’un refroidissement minimal de la planète sujette à un effet de serre produit par une atmosphère de vapeur d’eau. De façon générale, la quantité de gaz présent dans l’atmosphère du fait de la solidification de l’océan influe à son tour sur la cristallisation de l’océan de magma global.

Concrètement, les auteurs font l’hypothèse que l’océan de magma constitue une coquille de fluide vigoureusement brassée par convection thermique. Il s’agit là d’un des modes de transport de la chaleur : typiquement, une couche de fluide se dilatant lorsqu’il est chauffé, soumis à un gradient de température et un champ de gravité vertical, peut développer des mouvements de convection. La partie basse de la couche de fluide, si elle est chauffée, s’élève du fait de la poussée d’Archimède (le fluide chaud est moins dense), se refroidit en surface (sa densité augmente) puis replonge (Figure 2). En augmentant la quantité de chaleur extraite à la surface de l’océan, on augmente l’efficacité de la convection, c’est-à-dire le brassage produit. Connaissant donc la quantité de chaleur pouvant être extraite de l’océan de magma en fonction de sa température ainsi que le flux sortant fixé par l’effet de serre, il est possible de calculer à chaque pas de temps la température moyenne de l’océan. Ce dernier n’étant pas un corps pur (il s’agit d’un mélange de plusieurs silicates différents), son refroidissement produit une cristallisation progressive et partielle. Qu’entend-on par-là ? D’une façon très générale, lors d’une cristallisation la température d’apparition du premier solide est appelée liquidus et celle de la cristallisation de la dernière goutte de liquide, solidus. Entre ces deux extrêmes, le système est composé d’un mélange de liquide et de solide : il n’est que partiellement cristallisé. Les auteurs déduisent donc de la température moyenne de l’océan sa proportion de solide et donc la quantité d’eau injectée dans l’atmosphère (celle-ci ne pouvant demeurer dans le magma solidifié).

Schéma divisé en 2 parties. À droite, la Terre primitive est schématisée avec ses différentes couches. Dans la couche externe qui représente l'océan de magma, il y a des flèches rouges et courbes : elles partent de la base de l'océan de magma, remontent vers la surface puis redescendent vers la base. Une loupe fait un zoom sur ces flèches rouges, dans la partie gauche de l'image. On y voit le détail du phénomène de convection. Un trait bleu horizontal est sur le dessus avec la formule "T = T zéro". Une flèche bleue le relie à un trait horizontal rouge en bas assorti de la formule "T = T zéro + Delta T". Une flèche rouge relie le trait rouge au trait bleu, accompagnée du vecteur “g” vers le bas.
Figure 2. Schéma de principe de convection thermique. Une couche de fluide qui se dilate lorsqu’il est chauffé (c’est à dire qu’il devient moins dense) est soumis à un champ de gravitation dirigé vers le bas d’intensité g (conditions normales de laboratoire). Lorsque la couche de fluide est chauffée par le bas (en rouge) et refroidie par le haut (en bleu), une différence de température \Delta T est imposée entre ces deux interfaces. Si cette différence est suffisamment forte, le fluide initialement immobile se met en mouvement. Le fluide chaud s’élève, se refroidit puis redescend.

À partir de cette méthode, les auteurs déterminent le temps de cristallisation et la perte en eau du système en fonction, entre autres, de la distance au Soleil (ce qui correspond à des flux solaires différents) et de la quantité d’eau initialement présente. Qu’obtient-on donc si l’on applique ce modèle ? En vérité deux scénarios se dessinent.

Du destin de l’eau originelle

On l’a dit, l’océan de magma originel n’a pu que se refroidir et cristalliser de sorte à former le manteau solide observé de nos jours. Parallèlement, du fait de ce processus, une atmosphère de vapeur d’eau se constitue et diminue les pertes thermiques de la planète. Les auteurs montrent même que pour une atmosphère assez épaisse, cette perte peut être réduite jusqu’à approcher en ordre de grandeur le rayonnement fourni par le soleil. 

Cela montre que dans certaines conditions (atmosphère épaisse et proximité relative au Soleil), la planète ne se refroidit tout simplement pas. Les pertes minimales sont en effet compensées par le rayonnement solaire. L’océan de magma aurait-il alors une durée de vie infinie ? Non, car comme cela a été mentionné, le rayonnement solaire finit par éroder l’atmosphère, la privant de son eau. C’est alors ce processus qui, en diminuant l’effet de serre, permet finalement le refroidissement mais sur des échelles de temps bien plus importantes (plusieurs dizaines ou centaines de fois plus lentement).

Les auteurs distinguent alors deux types de scénarios et donc de planètes. Dans la première catégorie appelée type I, la planète est assez éloignée de son étoile pour qu’en dépit d’un fort effet de serre, elle parvienne à se refroidir. L’océan de magma cristallise en quelques millions d’années. La suite de l’histoire n’est pas précisément étudiée par les auteurs, mais on peut supposer qu’avec la solidification de l’océan de magma, la température planétaire continue de chuter. Cela permettrait alors la condensation de l’eau et la formation des océans d’eau. L’essentiel de l’eau (dans les simulations, la planète est dotée initialement de 0,01 à 10 fois la masse des océans terrestres en eau) est alors préservé durant la phase de cristallisation, dans la mesure où la vapeur n’est que peu restée exposée au rayonnement solaire.

À l’inverse, pour le type II, la proximité de l’étoile empêche le refroidissement rapide de l’océan de magma. Ce dernier perdure potentiellement des dizaines de millions d’années. L’océan de magma ne finit par cristalliser que du fait de l’érosion progressive de l’atmosphère et de la perte de l’essentiel de l’eau initialement disponible. Pour une masse d’eau initiale de l’ordre de celle des océans terrestres actuels, seuls quelques pour cent sont préservés à la fin de la phase de cristallisation.

La Terre et Vénus, deux fausses jumelles

Dans cette publication, les auteurs se sont penchés sur deux planètes telluriques en apparence très proches : la Terre et Vénus. Ces deux-là se ressemblent beaucoup : masse, densité, composition moyenne, sont très similaires. Néanmoins, si la Terre est un havre de vie, Vénus n’est aujourd’hui qu’un enfer brûlant (le plomb fond à sa surface), désespérément sec.

La ligne de démarcation entre les types I et II peut être calculée pour une planète de taille semblable à la Terre ou Vénus. Les auteurs montrent que cette limite dépend essentiellement de la distance de la planète au soleil. Ils placent cette limite à une orbite comprise entre 90 et 120 millions de km. Dans ce modèle, la Terre est, à cet égard, définitivement une planète de type I alors que Vénus se situe dans la zone d’incertitude, pouvant appartenir au type I ou II. Ce travail expliquerait donc comment une Vénus sèche pourrait évoluer à partir d’un état initialement humide. L’assèchement de l’atmosphère, dans ce cas de figure, se ferait très tôt dans l’histoire de la planète et permettrait d’expliquer un problème : le devenir de l’oxygène. En effet, l’eau est une molécule constituée d’hydrogène et d’oxygène. Le vent solaire, proposé comme responsable de l’érosion de l’atmosphère, brise en fait la molécule d’eau, permettant à l’hydrogène très léger d’échapper à l’attraction gravitationnelle de la planète. Mais dans ce cas, que devient l’oxygène, et pourquoi l’atmosphère de Vénus en est-elle dépourvue ? La réponse peut se trouver sous l’atmosphère : l’oxygène est très soluble dans l’océan de magma, il peut donc quitter l’atmosphère qui s’appauvrit alors à la fois en hydrogène et en oxygène.

Quel bilan ?

Le travail proposé ici montre le rôle crucial joué par l’atmosphère dans l’évolution plantaire et cela dès les débuts du système solaire. Contrairement à ce qui a longtemps été avancé, les océans de magma ont pu, dans certaines conditions, constituer des objets géologiques durables au rôle déterminant. On pense aujourd’hui que la plupart des planètes telluriques du système solaire ont pu abriter des océans de magma. Des corps plus petits comme Vesta (il s’agit d’un membre massif de la ceinture d’astéroïde) ont eux aussi fourni des témoignages sérieux de l’existence passée d’océans de magma.

De façon générale, les océans de magma suscitent aussi un intérêt dans le cadre de l’observation des exoplanètes (c’est-à-dire des planètes n’orbitant pas autour de notre Soleil). En effet, si l’on n’en trouve plus dans le système solaire actuel, il n’est pas impossible de pouvoir en détecter autour d’autres étoiles [1]. Avec le développement de moyens de détection et d’analyse plus perfectionnés, le nombre d’exoplanètes observable ne cesse de croître, en nombre comme en diversité. Il est donc possible que certaines des exoplanètes actuellement connues se trouvent en ce moment dans une telle configuration.

Ce travail s’inscrit dans un contexte plus large d’étude des océans de magma. Le modèle utilisé ici s’appuie notamment sur l’hypothèse d’océans globaux parfaitement mélangés cristallisant de la base vers le sommet. Des études plus récentes apportent des précisions sur un objet naturellement complexe qui bénéficie considérablement des progrès de l’outil informatique. La suspension des cristaux solides, une cristallisation débutant au milieu de l’océan ou encore l’influence d’une cristallisation fractionnée (où le solide produit n’a pas la même composition que le liquide d’origine) constituent des domaines de recherche actifs, contribuant à éclairer cet objet qui nous demeure toujours quelque peu inaccessible.

Pour aller plus loin

Quelques revues générales ont été produites au cours des dernières années en ce qui concerne les océans de magma terrestres ou extra-terrestres. On pourra citer les travaux de Keng-Hsien et ses collègues [1], Elkins-Tanton [2] ou Solomatov [3].


[*] Pour plus d’informations sur la structure interne de la Terre, voir cet autre papier mâché « Un modèle préliminaire… depuis 40 ans ». 

[**] La théorie la plus communément admise sur la formation de la Lune est celle d’un impact géant entre la Terre primitive et un corps céleste de masse équivalente à celle de Mars (baptisé Théia, mère de Séléné, la déesse grecque de la Lune), il y a 4,5 milliards d’années. Cette collision aurait prélevé de la matière à la Terre qui se serait ensuite agglomérée, formant la Lune.


[1] Keng-Hsien C., et al., Lava Worlds: from Early Earth to exoplanets. Geochemistry, 2021. DOI : 10.1016/j.chemer.2020.125735. [Publication scientifique]

[2] Elkins-Tanton L. T., Linked magma ocean solidification and atmospheric growth for Earth and Mars. Earth and Planetary Science Letters, 2008. DOI : 10.1016/j.epsl.2008.03.062. [Publication scientifique]

[3] Solomatov V., Magma Oceans and Primordial Differentiation. In Treatise of Geophysics, 2007. DOI : 10.1016/B978-044452748-6.00141-3. [Publication scientifique]


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