New Tree of Life : comment les données moléculaires ont bouleversé la construction de l’arbre du vivant

Écriture : Élodie Billard
Relecture scientifique :
Éléonore Bellot
Relecture de forme :
Mathilde Ruby et Denis Chadebec

Temps de lecture : environ 12 minutes.
Thématiques :
Évolution (Biologie)

Publication originale : Woese C.R., Kandler O. & Wheelis M.L. Towards a natural system of organisms: proposal for the domains Archaea, Bacteria, and Eucarya. Proceedings of the National Academy of Sciences, 1990. DOI : 10.1073/pnas.87.12.4576

Des notions POUR APPROFONDIR à la fin de l’article

Arbre stylisé dont le tronc est la double hélice de l'ADN.
Crédit : mcmurryjulie/Pixabay

L’histoire du vivant n’est pas linéaire mais buissonnante, foisonnante et faite d’un nombre incalculable d’essais et d’erreurs. Alors, quand il s’agit de classer les êtres vivants, la tâche s’avère compliquée. Pourtant, de nombreux scientifiques s’y sont risqués au cours des siècles, avec plus ou moins de réussite selon les connaissances dont ceux-ci disposaient. L’avènement des techniques de la biologie moléculaire et de la génétique ont considérablement modifié notre vision du vivant et en particulier sa classification. C’est dans ce contexte qu’en 1990 Carl Woese, Otto Kandler et Mark Wheelis proposèrent de la redéfinir. 

Afin de mieux comprendre le monde vivant et de pouvoir identifier sa grande diversité, l’être humain a depuis longtemps cherché à comprendre et à nommer les êtres vivants qui l’entourent. La taxonomie est la science de la classification, de la description et de l’identification des organismes vivants. Cette science est en perpétuel mouvement et se renouvelle au fur et à mesure des avancées des connaissances acquises au cours des siècles. Il est donc important de remettre les travaux et théories scientifiques dans leur contexte : certaines classifications ont été abandonnées, d’autres améliorées ou encore remodelées au gré des avancées des sciences. 

Taxonomie / Phylogénie… En avant pour l’histoire !

Il faut remonter à la Grèce antique, au IVe siècle avant J.-C., pour trouver les premiers éléments de classification du vivant. Aristote (Figure 1) établit la première classification des animaux (508 animaux précisément). Il pense que les créatures vivantes peuvent être classées suivant une « échelle de perfection » allant des plantes à l’Homme [1]. Son système de classification comporte alors 11 niveaux de « perfection ». Il pose déjà les bases de ce qui sera défini par la suite comme le « genre » et « l’espèce » [pour approfondir : voir note A] et certains éléments de sa classification seront utilisés jusqu’au XIXe siècle. Par la suite, Théophraste (Figure 1), élève d’Aristote, établit la première classification des végétaux. Il est à l’origine de la différence théorique séparant le règne Animal du règne Végétal et donc de la naissance d’une nouvelle discipline à part entière : la botanique (science consacrée à l’étude des végétaux).

Jusqu’à la Renaissance, les sciences naturelles évoluent peu et reposent principalement sur les idées d’Aristote. Ce sont les grands voyages réalisés dans le monde entier au XVIIIe siècle qui apportent leurs lots de découvertes permettant l’amélioration des anciennes classifications, devenues obsolètes.

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Figure 1. Portraits des premiers scientifiques ayant introduit les bases de la classification des êtres vivants. De gauche à droite : Aristote, philosophe grec (384–322 av. J.-C.), Théophraste, philosophe, botaniste et naturaliste grec (371–288 av. J.-C.) et Carl Von Linné, naturaliste suédois (1707–1778). Crédits : domaine public.

C’est dans ce contexte que le suédois Carl von Linné (Figure 1) publie son ouvrage le plus célèbre, Systema naturae, qui sert de référence encore aujourd’hui pour la classification (Figure 2). Dans sa dixième édition, en 1758, apparaît la nomenclature binomiale en latin, toujours utilisée de nos jours. Il s’agit d’une combinaison de deux mots servant à désigner avec précision les espèces animales et végétales. Par exemple, pour l’Homme on écrira Homo pour le genre et sapiens pour l’espèce. La classification de Linné est fondée sur des critères de ressemblance morphologique sans proposer de lien entre les espèces. Au cours de sa vie, Linné identifie et classe environ 6 000 espèces végétales et près de 4 400 espèces animales [2]. 

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Figure 2. À gauche : première page du Systema Naturae (1758) de Carl von Linné. À droite : extrait du livre avec sa classification du règne végétal. Crédits : domaine public.

Au cours du XIXe siècle naît et se développe, avec un intérêt croissant, l’étude des relations de parenté inter-espèces : c’est la phylogénie. Ce terme est inventé en 1866 par le biologiste, physicien et philosophe allemand Ernst Haeckel (Figure 3). Pour décrire les relations entre les différentes espèces, Haeckel introduit un diagramme, appelé arbre phylogénétique (Figure 3), à partir d’une idée fondamentale : il existe une origine commune à tous les organismes vivants. Haeckel est aussi à l’origine de l’enrichissement de la classification des organismes en proposant un nouveau règne : les Protistes. Ce dernier regroupe les organismes unicellulaires et un nouveau phylum, Monera, regroupant les organismes unicellulaires sans noyaux tels que les bactéries

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Figure 3. À gauche, l’arbre phylogénétique de 1866 publié par Ernst Haeckel dans General Morphology of Organisms qui mentionne pour la première fois les trois règnes : Plantes (Plantae), Protistes (Protista) et Animaux (Animalia) Animaux. À droite : Ernst Haeckel (1834–1919). Crédits : domaine public.

Les travaux d’Édouard Chatton (1883-1947), zoologiste et biologiste français, permettent d’observer les différents systèmes d’organisations cellulaires existants. En 1925, il propose les termes de procaryotes (cellule sans noyau) et d’eucaryotes (cellule avec noyau) [3]. Ceci permettra ensuite à Herbert Copeland (1902-1968), biologiste américain, de faire du phylum Monera un nouveau règne, ajoutant ainsi une quatrième branche à l’arbre du vivant [4]. 

Ainsi, presque deux siècles après Linné, la classification des êtres vivants a beaucoup évolué. Mais cette histoire est loin d’être terminée. Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, de grands changements viennent bouleverser la construction de l’arbre phylogénétique. La première modification est proposée en 1969 par Robert H. Whittaker. L’écologue et botaniste américain développe un nouveau système de classification qui introduit deux super-règnes : les Procaryotes et les Eucaryotes [5]. Les Procaryotes viennent de l’ancien règne Monera. Les Eucaryotes, eux, sont divisés en quatre règnes : les Animaux, les Plantes et les Protistes tels que décrits précédemment, auxquels s’ajoute un nouveau règne : les Fungi. L’arbre du vivant s’est ainsi considérablement étoffé (Figure 4). 

Arbre sous forme de flèches qui sont plus ou moins courbes mais vont globalement vers le haut. Les flèches partent d'en bas une bulle "Monera" puis passent par une grosse bulle "Protista" qui se divise en 3 grosses branches : Plantae, Funfi et Animalia.
Figure 4. Schéma représentant l’arbre phylogénétique avec cinq règnes (Monera, Protista, Plantae, Fungi et Animalia) proposé par Robert H. Whittaker. En bas à droite, le mode de nutrition : photosynthèse, absorption, ingestion. 

La seconde modification est liée à l’avènement de la biologie moléculaire. Ces nouvelles méthodes révèlent une organisation du vivant bien différente de celles réalisées jusqu’alors. 

Avènement de la génétique et de la taxonomie moderne

Le développement des techniques de biologie moléculaire [pour approfondir : voir note B] a permis d’accéder à un niveau d’information inconnu jusqu’alors. Ces méthodes permettent de comparer d’une manière standardisée l’ensemble des organismes vivants en s’affranchissant des critères de ressemblance utilisés jusqu’alors et qui avaient pour défaut d’être trop souvent subjectifs. Les critères phénotypiques classiques (anatomique, physiologique ou comportemental) sont remplacés par des critères moléculaires. D’après les auteurs de la publication, les séquences moléculaires permettent la mise en évidence de relations évolutives qui passaient inaperçues jusqu’alors au niveau phénotypique classique. Ainsi, ce qui ne peut pas être vu à des niveaux d’organisation supérieurs apparaît clairement au niveau moléculaire.

Pour réaliser ces analyses phylogénétiques, la taxonomie moderne utilise la comparaison des séquences d’acides nucléiques (ADN ou ARN) ou de protéines. Le postulat est le suivant : plus les séquences entre les organismes sont similaires, plus ils sont phylogénétiquement proches. En effet, à partir des années 1970, les microbiologistes américains Carl R. Woese (1928–2012) et George E. Fox (né en 1945) montrent qu’au niveau moléculaire, l’organisation du vivant est différente de celle décrite jusqu’alors [6]. Pour cela, ils ont étudié la petite sous-unité de l’ARN ribosomique (ARNr). Pas de panique, on vous explique !

L’ARNr est le constituant principal des ribosomes. Ceux-ci participent à la synthèse des protéines et sont présents dans le cytoplasme des cellules eucaryotes et procaryotes. La petite sous-unité des ribosomes sert à la lecture du message de l’information génétique et permet de contrôler la fidélité de la traduction du message en protéine. Parce que cette fonction est essentielle aux cellules de tous les êtres vivants, la séquence de cette molécule est hautement conservée au cours de l’évolution. Cela signifie qu’il y a peu de modifications de la séquence entre les espèces et qu’elle est relativement similaire le long de l’arbre phylogénétique. Ainsi, l’ARNr est un marqueur fondamental de l’histoire évolutive des organismes vivants.

En comparant les séquences moléculaires de l’ARNr de différents organismes vivants, les auteurs identifient des caractéristiques moléculaires précises qui permettent de définir trois groupes distincts (Figure 5) :

  • les eubactéries (eubacteria), caractérisées par une séquence structurelle spécifique entre les positions 500 et 545 (Figure 5, en rouge) ;
  • les archéobactéries (archaebacteria), facilement identifiables grâce à une structure unique présente dans les régions 180-197 et 405-498 (Figure 5, en vert) ;
  • les eucaryotes (eukaryotes), reconnaissables par l’absence d’une structure caractéristique commune aux eubactéries et aux archéobactéries dans la région comprise entre les positions 585 et 665 (Figure 5, en bleu).
Les cercles verts et rouge sont dans le domaine I et le cercle bleu dans le domaine II.
Figure 5. Représentation de la structure secondaire de la petite sous-unité de l’ARN ribosomique (ARNr). Les cercles indiquent les parties spécifiques à chaque groupe : en rouge pour les eubactéries et en vert pour les archéobactéries. En bleu est représentée la partie qui est absente chez les eucaryotes. Crédits : domaine public.

Vers un nouvel arbre du vivant

Pour Carl Woese et ses collaborateurs il devient clair, d’après les caractérisations moléculaires, que l’évolution des différences entre ces trois groupes est de nature bien plus profonde que ce qui distingue les animaux des plantes. C’est ce qui va pousser Carl Woese, Otto Kandler et Mark Wheelis à redéfinir le système de classification des êtres vivants dans cette publication de 1990. 

Tout d’abord, ils proposent d’ajouter un niveau supplémentaire, supérieur aux règnes jusqu’alors utilisés et basé sur la distinction entre les trois groupes décrits précédemment. Ce « super-niveau » est appelé un domaine [pour approfondir : voir note A]. Le choix des noms des différents domaines est en lien avec les caractéristiques de chaque groupe, et en des termes suffisamment simples et adaptés pour un usage courant. Les trois grands domaines du vivant sont ceux (Figure 6) :

  • des Bactéries (Bacteria), qui correspond au groupe des eubactéries,
  • des Eucaryotes (Eucarya ou Eukaryotes en anglais), en lien avec leurs caractéristiques cellulaires, c’est-à-dire des cellules avec un noyau et des organites spécialisés,
  • des Archées (Archaea), qui correspond au groupe des archéobactéries, pour désigner leur nature primitive apparente.
Un arbre phylogénétique composé de 3 couleurs représentant les Bactéries, les Archéess et les Eucaryotes.
Figure 6. Arbre phylogénétique universel montrant les trois domaines du vivant, basé sur l’analyse comparative des ARNr. Photo : Carl R. Woese (1928–2012). Crédit photo : Don Hamerman/Wikimedia Commons/CC BY 3.0

Les règnes décrits au cours des siècles précédents sont toujours présents dans ce nouveau système (Figure 6). Ainsi, les Animaux (Animalia), les Plantes (Plantae) et les Fungi se retrouvent dans le domaine des Eucaryotes. L’ancien règne Monera est maintenant inclus dans le domaine des Bactéries. Quant aux Protistes, ils ont été replacés dans différents règnes mieux adaptés à leurs diverses caractéristiques. 

Ensuite, les auteurs créent deux nouveaux règnes au sein du domaine des Archées [pour approfondir : voir note C] (Figure 6) :

  • les Euryarchaeota (Euryarchées), regroupant les organismes méthanogènes (qui produisent du méthane, CH4) et extrêmophiles (qui vivent dans des conditions extrêmes, normalement mortelles),
  • les Crenarchaeota (Crénarchées), regroupant des organismes thermophiles (qui vivent dans des conditions de températures élevées, de 50 à 70 °C).

Pour finir, les auteurs de la publication ont conclu que ce nouveau système de classification permet de réparer les défauts de l’ancien et de fournir une classification plus naturelle, en particulier pour les plus hauts niveaux : domaine et règne. Ce système remet aussi à leur juste place tous les êtres vivants, notamment en ne privilégiant plus les plantes et les animaux : les microorganismes y retrouvent une place à part entière. Ceci permet, en outre, de reconnaître l’indépendance des lignées entre les Bactéries et les Archées et ainsi de favoriser la compréhension de la diversité microbienne. 

Des dizaines d’années se sont écoulées depuis cette publication et ce système est toujours utilisé aujourd’hui, même si, au sein de chaque domaine, les classifications ont encore évolué. Elles se sont notamment étoffées au fil des découvertes grâce à de nouveaux outils moléculaires toujours plus performants, sans toutefois toucher aux trois domaines fondamentaux du vivant décrits par Carl R. Woese et ses collaborateurs.


Éléments pour approfondir

Note A

En biologie, le genre et l’espèce sont des rangs taxonomiques, c’est-à-dire des niveaux hiérarchiques de la classification du monde vivant. Ils forment des étages dans la pyramide de la classification traditionnelle (Figure 7). Le domaine est le plus large niveau de la classification, à l’inverse du genre et de l’espèce qui sont les plus petits niveaux. Le genre est défini comme étant le rang taxonomique regroupant un ensemble d’espèces ayant plusieurs caractères en commun. Quant à l’espèce, c’est un concept pour lequel il existe un grand nombre de définitions dans la littérature scientifique. La plus courante étant celle définie par Ernst Mayr (1904-2005), biologiste et généticien germano-américain : « Les espèces sont des groupes de populations naturelles, effectivement ou potentiellement interfécondes, qui sont génétiquement isolées d’autres groupes similaires » [7].

8 rectangles de haut en bas, dont celui du haut est un peu plus petit que celui du dessous. De haut en bas : Espèce, Genre, Famille, Ordre, Classe, Embranchement, Règne, Domaine.
Figure 7. Pyramide des rangs taxonomiques utilisés dans la classification du vivant, du plus large, le domaine, au plus précis, l’espèce.

Note B

Le terme biologie moléculaire a été inventé en 1938 par Warren Weaver, scientifique et mathématicien américain (1894-1978). La découverte de la structure en double hélice de l’ADN dans les années 1950 par Rosalind Franklin (1920-1958), James Watson (1928-), Francis Crick (1916-2004) et Maurice Wilkins (1916-2004) est à l’origine d’importantes avancées scientifiques. Depuis, les techniques de biologie moléculaire sont devenues un outil incontournable de la biologie moderne. Elles permettent de manipuler, d’isoler et de caractériser les composants moléculaires qui constituent les cellules, tel que l’ADN, l’ARN ou les protéines. Parmi ces méthodes, citons le clonage, la réaction en chaîne par polymérase (PCR), le séquençage ou encore le Western blot pour la détection et l’identification des protéines. 

Note C

Les Archées ont longtemps été regroupées avec les Bactéries sous le terme commun de procaryotes. Suite aux nombreuses publications aux cours des années 1970-80 et celle décrite ici, les Archées sont devenues un domaine à part entière. Le développement des outils moléculaires et la multiplication des études sur ces organismes ont fortement fait évoluer leur classification. Aujourd’hui, il existe cinq embranchements dans ce domaine : les Korarchaeota, les Nanoarchaeota et les Thaumarchaeota, ajoutés récemment, et les Crenarchaeota et les Euryarchaeota décrits par Carl Woese dans cette publication (décrits à l’origine en tant que règnes mais aujourd’hui reclassés en embranchements).

Les Archées ont souvent été décrites comme des microorganismes extrêmophiles, mais il s’avère que ces organismes sont en fait ubiquistes (= on peut les trouver dans presque tous les milieux). En effet, des Archées ont été découvertes dans de nombreux écosystèmes : sol, mer, marécages, microbiotes, etc. De plus, elles interviennent dans des processus essentiels tels que les cycles du carbone et de l’azote.


[1] Mayr E., « The Growth of Biological Thought: Diversity, Evolution, and Inheritance ». Harvard University Press, 1982. ISBN : 9780674364462. [Livre de science]

[2] Chevassus-au-Louis B., « La biodiversité : un nouveau regard sur la diversité du vivant », in Cahiers Agricultures, 2008. DOI : 10.1684/agr.2008.0158. [Publication scientifique]

[3] Chatton E., « Titres et Travaux Scientifiques ». Éd Sottano, 1938. [Livre de science]

[4] Copeland H., « The Kingdoms of Organisms—The Quarterly Review of Biology ». The University of Chicago Press, 1938. DOI : 10.1086/394568. [Publication scientifique]

[5] Whittaker R.H., New concept of kingdoms of organisms. Science, 1969. DOI : 10.1126/science.163.3863.150. [Publication scientifique]

[6] Woese C.R. & Fox G.E., Phylogenetic structure of the prokaryotic domain: The primary kingdoms. PNAS, 1977. DOI : 10.1073/pnas.74.11.5088. [Publication scientifique]

[7] Mayr E., « Systematics and the Origin of Species ». Columbia University Press, New York, 1942. [Livre de science]


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