Ce papier-mâché a été écrit par des étudiantes et étudiants de Master 1 du Magistère Européen de Génétique de l’Université Paris-Cité, dans le cadre d’une collaboration pédagogique pour l’UE Communication scientifique.
Promotion 2024-2025
Écriture : Alice Regnier, Tia Babet, Alua Begaly, Neo Revillon
Relecture scientifique : Équipe pédagogique : Alain Zider et Pierre Kerner
Relecture de forme : Eléonore Pérès
Temps de lecture : environ 10 minutes.
Thématiques : Génétique (Biologie)
Publication originale : Xia B., et al., On the genetic basis of tail-loss evolution in humans and apes. Nature, 2024. DOI : 10.1038/s41586-024-07095-8

C’est l’un des grands mystères de l’évolution : il y a 25 millions d’années, nos ancêtres avaient une queue, essentielle pour l’équilibre et la survie. Aujourd’hui, il n’en reste qu’un vestige, le coccyx, et aucune trace fossile n’explique sa disparition. Comment une structure aussi importante a-t-elle pu disparaître ? Récemment, Bo Xia et ses collègues ont fait une découverte fascinante : une modification dans l’expression du gène TBXT aurait déclenché une cascade génétique bouleversante, effaçant la queue des grands singes et remodelant leur évolution.
Comprendre l’évolution des grands singes à travers leur génome
Ne vous êtes-vous jamais demandé comment les Grands Singes, dont nous, êtres humains, faisons partie, ont perdu leur queue ? Quels événements ont entraîné sa disparition ? Et bien aujourd’hui nous avons une partie de la réponse à cette question.
Cette disparition est liée au génome qui correspond à l’ensemble de notre information génétique, c’est-à-dire tout notre ADN. Chez l’espèce humaine, 99,9 % de cette séquence d’ADN est identique entre deux individus, mais ce 0,1 % de variation suffit à générer la diversité qui nous rend uniques [1]. En comparaison, la différence entre le génome de l’espèce humaine et celui du macaque est de 6,5 % et de 60 % avec celui de la souris [2, 3] (Figure 1). Ce serait donc parmi ces 6,5 % que se trouverait l’explication de la disparition de la queue chez les Grands Singes, composés par exemple de l’espèce humaine et des gorilles, par opposition aux « Petits Singes » à queue (Figure 1). Aujourd’hui, grâce aux évolutions technologiques, Bo Xia et ses collègues ont pu analyser un grand nombre de données génomiques pour espérer répondre à cette question captivante.

Les avancées technologiques : outils pour étudier l’évolution
Pour trouver la réponse à cette question intrigante, l’équipe de recherche a utilisé des technologies de séquençage du génome et d’analyse comparative. Ces techniques permettent de lire l’intégralité de la séquence d’ADN d’un organisme et de la faire correspondre à celle d’autres espèces pour en identifier les principales différences. En pratique, il s’agit d’aligner les génomes des singes à queue avec ceux des Grands Singes afin d’identifier des mutations spécifiques apparues après leur séparation dans l’arbre de parenté. En combinant ces informations, l’équipe a identifié des régions génétiques potentiellement responsables de la perte de la queue. Parmi elles, une région a particulièrement retenu leur attention.
Le gène TBXT et son rôle dans le développement
Dans le génome de l’espèce humaine se trouvent environ 20 000 gènes, des portions d’ADN qui codent des molécules fonctionnelles appelées protéines. Ces dernières sont responsables de la plupart des fonctions dans le corps, comme l’hémoglobine qui transporte l’oxygène dans notre sang, ou les enzymes digestives qui décomposent les aliments que l’on ingère. Dans cette étude, les gènes liés au développement de la queue dans le génome de différents organismes ont été la principale cible de l’équipe de recherche.
En comparant les génomes de diverses espèces de primates, qu’elles aient ou non une queue, les scientifiques ont effectivement identifié des modifications chez les Grands Singes d’un gène du développement : TBXT (T-box transcription factor T). Il est bien connu pour son rôle crucial dans le développement embryonnaire, et intervient très tôt dans la formation de l’organisme. Il est responsable de la mise en place de plusieurs structures du corps, y compris la queue. Les scientifiques ont découvert que des mutations dans TBXT peuvent entraîner des changements significatifs. Par exemple, chez certaines espèces comme les souris, une mutation dans ce gène provoque une réduction de la taille de la queue, voire sa disparition complète. Cela a amené l’équipe de recherche à se demander si des modifications de TBXT pourraient expliquer pourquoi les Grands Singes ont perdu leur queue au cours de l’évolution.
Les éléments transposables : architectes secrets de l’évolution
Ces modifications concernent des portions d’ADN capables de se déplacer dans le génome, appelés éléments transposables, ou plus simplement « ADN sauteurs ». Ce sont des bouts d’ADN qui ont la capacité intrigante de changer de place dans notre génome, se copier et se recoller ailleurs tel un CTRL+C, CTRL+V sur nos ordinateurs. Leur présence est loin d’être anecdotique car ils représentent 50 % du génome de l’espèce humaine et sont omniprésents chez la majorité des êtres vivants [5]. Ces éléments restent néanmoins mystérieux. Diverses fonctions leur sont attribuées, notamment la capacité à moduler l’activité de certains gènes en influençant leur expression, ainsi que la génération de diversité génomique par les modifications qu’ils induisent lors de leurs déplacements dans le génome.
La diversité génétique est essentielle à l’évolution : elle offre davantage de matière à la sélection naturelle pour agir. Cela permet notamment aux espèces de s’adapter à des environnements changeants et de développer de nouvelles fonctions biologiques.
Concernant le gène TBXT, l’histoire prend une tournure encore plus captivante. Il existe tout d’abord un élément transposable nommé AluSx, présent chez l’ensemble des primates. En revanche, un deuxième élément transposable est uniquement présent chez les Grands Singes : AluY. L’insertion d’AluY a donc eu lieu après la séparation entre les ancêtres des Grands Singes du reste des singes à queue, il y a environ 25 millions d’années.
Quand deux éléments transposables bouleversent l’évolution
La présence des deux éléments AluSx et AluY dans le gène TBXT entraînerait un phénomène aussi inattendu que fascinant. La séquence ADN de TBXT permet la production d’un ARN pré-messager qui subit ensuite des modifications pour devenir un ARN messager (ARNm), utilisé pour fabriquer la protéine TBXT. Mais attention, chaque étape doit être exécutée sans faute : le moindre grain de sable peut tout faire dérailler. Et c’est ici qu’AluY entre en jeu ! Selon l’hypothèse de l’équipe de recherche, il serait susceptible de semer la pagaille dans la production de l’ARNm.
AluY et AluSx sont complémentaires, cette caractéristique leur permet de s’attirer comme des aimants. Bien qu’éloignés au départ sur l’ARN pré-messager, ces deux-là ne résistent pas à l’envie de se rapprocher, ce qui crée une boucle. Mais cette liaison inattendue ne serait pas sans conséquences : elle exclurait par erreur une partie de l’ARN pré-messager. Le résultat ? Cette boucle perturberait l’étape cruciale de l’épissage.
L’épissage, une étape importante dans la formation de l’ARNm, ressemble au montage d’un film. On élimine de l’ARN pré-messager les introns (les scènes inutiles) pour ne garder que les exons (les moments essentiels du film), formant ainsi l’ARNm final. Et parfois, on peut même jouer au réalisateur grâce à l’épissage alternatif : on modifie l’histoire, on change le montage pour garder différents exons (Figure 2).

Ainsi grâce à l’épissage alternatif, un même ARN pré-messager peut donner plusieurs versions différentes d’ARNm et donc de protéines. La boucle formée sur l’ARN pré-messager de TBXT par les éléments AluY et AluSx entraînerait alors un épissage alternatif qui éliminerait l’exon numéro 6, amenant à la formation d’un ARNm tronqué (Figure 3).

La protéine TBXT produite à partir de cet ARNm tronqué serait alors modifiée, devenant non fonctionnelle. Un véritable imbroglio moléculaire qui, en perturbant la production des protéines, aurait pu déclencher un tournant évolutif majeur : la disparition de la queue des Grands Singes.
De l’hypothèse à la preuve : AluY, l’élément perturbateur
Bo Xia et son équipe ont donc une hypothèse passionnante : il y a environ 25 millions d’années, l’insertion d’AluY dans le gène TBXT aurait déclenché un épissage alternatif, provoquant la disparition de la queue des Grands Singes.
Mais en science, une bonne hypothèse ne suffit pas, il faut des preuves. Afin de la tester, les scientifiques ont utilisé des cellules embryonnaires humaines. Leur objectif était de supprimer AluY du gène TBXT dans certaines cellules et d’observer ce qui se passe. Ils ont ensuite comparé les ARNm issus des cellules modifiées à ceux des cellules intactes. Bingo ! Sans AluY, pas d’ARNm tronqué. Cela prouve qu’AluY, en interagissant avec AluSx, est bien le responsable d’un épissage alternatif dans ce gène.
Pour conclure…
Cette étude éclaire un mystère fascinant de l’évolution : la disparition de la queue chez les Grands Singes. Il y a environ 25 millions d’années, un élément transposable s’est inséré dans le génome de leurs ancêtres, perturbant l’expression du gène TBXT et participant à la perte de cet appendice. Cette découverte met en lumière un rôle important des éléments transposables : longtemps perçus comme de simples parasites génétiques, ils révèlent ici leur potentielle importance dans l’évolution.
La perte de la queue est probablement le fruit d’un enchaînement de mutations, encore largement inconnu : cette modification du gène TBXT n’est sûrement qu’un élément d’un phénomène beaucoup plus complexe [6]. De nouvelles comparaisons génétiques entre primates sont nécessaires afin d’identifier les autres acteurs de cette transformation.
Mais cette découverte, au-delà des réponses qu’elle apporte, nous invite à repenser l’évolution elle-même : un processus à la fois ordinaire et extraordinaire, où de minuscules fragments d’ADN, parfois ignorés, façonnent les espèces, y compris la nôtre. Et si d’autres secrets attendaient encore d’être découverts en lien avec ces éléments transposables, témoins silencieux de millions d’années d’histoire génétique ? Cette étude met en évidence un nouveau mécanisme évolutif impliquant les éléments transposables, enrichissant ainsi notre compréhension des processus évolutifs.
Éléments pour approfondir
Une expérience sur des souris confirme l’explication. Afin de percer le mystère de la perte de la queue chez les Grands Singes, Bo Xia et ses collègues ont choisi les souris comme modèle. Leur gène TBXT est proche de celui de l’espèce humaine, permettant de recréer ce phénomène évolutif. Mais il y a un obstacle : les souris ne possèdent pas les éléments génétiques AluY et AluSx, essentiels à ce processus. Pour surmonter cet obstacle, les chercheurs et chercheuses ont utilisé une technique nommée CRISPR-Cas9.
Imaginez une paire de ciseaux (Cas9) guidée par un GPS : Cas9 est guidée vers une séquence spécifique de l’ADN puis effectue une coupure permettant de supprimer et d’insérer des morceaux d’ADN. Cet outil a permis d’intégrer avec précision les séquences Alu autour de l’exon 6 du gène TBXT, recréant ainsi la structure observée chez les Grands Singes. Les résultats étaient stupéfiants : cette modification a déclenché la production d’un isoforme d’ARN appelée TBXTΔexon6, confirmant que des séquences inversées flanquant un exon suffisent à induire un épissage alternatif, même dans un organisme qui ne possède pas ces éléments.
Mais l’équipe de recherche est allée plus loin. Pour découvrir si l’isoforme TBXTΔexon6 à lui seul peut suffire à provoquer la perte de la queue, elle a utilisé CRISPR-Cas9 pour supprimer l’exon 6 du gène TBXT dans les souris. Et c’est exactement ce qui a été observé : certaines souris avaient une queue raccourcie, d’autres tordue, et quelques-unes n’en avaient plus du tout (Figure 4). Ces observations confirment que la perte de cet exon est suffisante pour provoquer la disparition de la queue, un événement qui s’est produit dans la lignée des Grands Singes.

Mais ce n’est pas tout. Les scientifiques ont découvert un effet secondaire intrigant : les souris homozygotes (= qui possèdent les deux mêmes copies d’un gène) pour le gène TBXT présentaient systématiquement des malformations graves du tube neural, une structure embryonnaire essentielle qui devient la colonne vertébrale et le système nerveux central. Ces malformations rappellent une maladie humaine rare, le spina bifida, qui se caractérise par une ouverture anormale de la colonne vertébrale pouvant entraîner des troubles neurologiques. Chez les souris hétérozygotes (= qui possèdent deux copies différentes d’un gène), la présence d’une copie fonctionnelle du gène TBXT semble atténuer les effets de la perte de l’exon 6 sur l’autre copie du gène, rendant ces anomalies moins fréquentes. En effet, ces souris présentent deux types de malformations d’intensité différente : le phénotype queue raccourcie et le phénotype absence de queue. La proportion de souris sans queue a diminué, tandis que le phénotype queue raccourcie, caractérisé par des queues significativement plus petites que la normale, est apparu.
Ces découvertes soulignent que la perte de l’exon 6 va bien au-delà de la simple disparition de la queue. Cela nous révèle une histoire fascinante de l’évolution, où une petite modification génétique peut avoir des conséquences profondes, non seulement sur la morphologie, mais aussi sur la santé. Est-ce un prix à payer pour l’évolution ?
[1] Human Genomic Variation, en anglais. [Site web]
[2] Rogers J. & Gibbs R. A., Comparative primate genomics: Emerging patterns of genome content and dynamics. Nature Reviews Genetics, 2014. DOI : 10.1038/nrg3707 [Publication scientifique]
[3] Breschi Alessandra, et al., Comparative transcriptomics in human and mouse. Nature Reviews Genetics, 2017. DOI : 10.1038/nrg.2017.19 [Publication scientifique]
[4] Shearn R., Evolutionary stasis of the pseudoautosomal boundary in strepsirrhine primates. eLife, 2020. DOI : 10.7554/eLife.63650 [Publication scientifique]
[5] Pray L., Transposons: The jumping genes. Nature Education, 2008 [Site web
[6] Cooper K. L., The case against simplistic genetic explanations of evolution. Development, 2024. DOI : 10.1242/dev.203077 [Publication scientifique]