Voir à travers le sable

Traduction

Cet article a été traduit depuis le site Softbites

Écriture (anglais) : Colm P Kelleher
Traduction : Jérémy Ferrand
Relecture scientifique : Léa Lachaud
Relecture de forme : Arthur Michaut

Difficulté :
Temps de lecture : environ 8-10 minutes.
Thématique : Milieux granulaires (Physique)

Publication originale : Majmudar T.S. & Behringer R.P., Contact force measurements and stress-induced anisotropy in granular materials. Nature, 2005. DOI : 10.1038/nature03805

Chaînes de force dans un milieu granulaire calculées à l’aide d’une simulation numérique. La couleur indique l’amplitude de la force, du vert (minimum) au rouge (maximum). Crédit : tirée de Lesniewska D., et al., Granular Matter, 2020/CC BY 4.0.

Comme leur nom l’indique, les matériaux dits granulaires sont constitués de grains, c’est-à-dire de petits morceaux — macroscopiques — de sable, de verre, de marc de café ou de n’importe quel autre solide. Les matériaux granulaires peuvent à la fois s’écouler comme un liquide, tel le sable dans un sablier, et résister à la déformation comme un solide, comme le sable sous vos pieds à la plage. Ils peuvent aussi passer rapidement de l’un à l’autre, comme des cailloux dans un éboulement rocheux.

Les matériaux granulaires ont des propriétés qui n’ont pas d’équivalent dans les matériaux courants comme le bois, le métal ou le caoutchouc. Pour les solides classiques, tels que ceux étudiés en science des matériaux, une force appliquée sur une surface se propage à travers le matériau de manière continue et prévisible : chaque section de même dimension supporte la même charge. Dans le cas des matériaux granulaires, la situation est très différente. En effet, pour un tas de sable, la force se répartit de manière très inégale, si bien que certains grains de sable supportent une charge beaucoup plus importante que d’autres. Étonnamment, cela reste vrai même lorsque les grains de sable sont parfaitement identiques. De plus, les grains porteurs se relient les uns aux autres pour former un motif fractal, semblable à un éclair à l’intérieur du matériau, appelé chaîne de force. Ces agencements de grains porteurs sont illustrés sur la figure d’en-tête.

Les chaînes de force sont faciles à identifier à l’aide de simulations numériques. Mais peut-on les « voir » réellement à l’intérieur d’un matériau ? La publication proposée ici, qui date de 2005 mais qui s’est déjà révélée être un classique dans le domaine des milieux granulaires, nous montre comment y parvenir. Le secret réside dans le choix judicieux du grain. Dans leurs expériences, Majmudar et Behringer utilisent environ 2500 disques de plastique transparent, d’un centimètre de diamètre et d’un demi-centimètre d’épaisseur chacun. Ces disques sont placés dans un récipient mince qui les confine dans un seul plan (cette expérience est similaire au jeu de Puissance 4, sans les rails verticaux).

Ces disques de plastique présentent une propriété particulière, essentielle à leur visualisation, appelée photoélasticité. Lorsqu’ils sont étirés ou compressés dans une direction, leur structure est modifiée préférentiellement dans cette direction. Ce phénomène, à savoir que l’application d’une contrainte modifie la géométrie du matériau suivant une direction privilégiée, est appelé anisotropie induite par la contrainte. Il n’est pas expliqué par la théorie de l’élasticité linéaire que les étudiants apprennent généralement, même en cours avancé de science des matériaux. Cette anisotropie induite rend les disques susceptibles de modifier l’état de polarisation de la lumière qui les traverse, c’est pourquoi on parle de photoélasticité. Par exemple, ils peuvent convertir de la lumière polarisée linéairement en lumière polarisée circulairement, ou encore en lumière polarisée linéairement mais selon un axe différent de l’axe initial. Ainsi, placé entre des polariseurs croisés (orientés perpendiculairement), un disque non contraint apparaîtra sombre — puisque le premier polariseur polarise la lumière suivant une direction non transmise par le second — mais un disque comprimé ou étiré apparaîtra en partie brillant, car toute altération de l’état de polarisation de la lumière entrante permettra à une partie de celle-ci de passer à travers le second polariseur. De plus, la tâche lumineuse en sortie — comme celle illustrée sur la Figure 1  [*] — peut être utilisée pour déduire les forces normales [N.D.L.T. = perpendiculaires] et tangentielles agissant sur chaque disque.

En haut, un disque entre deux plaques laisse passer la lumière sans l'altérer. L'image obtenue est un cercle noir. En bas, le disque est comprimé et le faisceau lumineux est "tourné" à angle droit. Une image est obtenue, comme une image psychédélique.
Figure 1. Disques plastiques placés entre des polariseurs croisés. Pour un disque non contraint (en haut), l’état de polarisation de la lumière n’est pas altéré, et aucune lumière ne passe à travers le second polariseur. Pour un disque comprimé (en bas), l’état de polarisation de la lumière transmise est modifié. Dans ce cas, l’axe de polarisation est modifié, permettant à une partie de la lumière de passer à travers le second polariseur. Les forces exercées sur le disque, indiquées par d’épaisses flèches noires, peuvent être déduites d’images telles que celle en bas à droite. Crédit : © adaptée de la publication originale avec l’autorisation de Springer Nature.

En imageant simultanément un grand nombre de disques soumis à une déformation globale, la photoélasticité permet de déduire la répartition des contraintes à l’intérieur d’un matériau granulaire. Majmudar et Behringer se sont particulièrement intéressés à deux situations simples : la compression isotrope et le cisaillement. Sous compression isotrope, l’ensemble des disques est comprimé de manière identique dans toutes les directions, tandis que sous cisaillement il est comprimé de haut en bas uniquement, et peut se dilater symétriquement sur les côtés.

Il est intéressant de noter que le système réagit très différemment à ces deux types de charge : pour la compression isotrope, le champ des forces, illustré dans le panneau de gauche de la Figure 2, ressemble à un réseau aléatoire où de courtes chaînes de disques fortement sollicités se connectent sur des distances de quelques diamètres. Pour le cisaillement (Figure 2, panneau de droite), la situation est très différente : des chaînes de force longues de dizaines de diamètres s’étendent dans la direction suivant laquelle le système est comprimé.

À gauche un carré avec 4 flèches qui le compriment et à côté une image avec un maillage serré comme un tissu. À droite un rectangle avec 2 flèches qui compriment en vertical et 2 flèches qui étirent en horizontal, à côté l'image montre un maillage en lignes verticales.
Figure 2. Un matériau granulaire sous compression isotrope (à gauche) et cisaillement (à droite). Dans le système cisaillé, de longues chaînes de force orientées dans l’axe de la compression sont clairement visibles. Crédit : © adaptée de la publication originale avec l’autorisation de Springer Nature.

Au cours des décennies qui ont suivi la publication de cet article, les techniques mises au point par Majmudar et Behringer ont permis aux scientifiques de mieux comprendre les propriétés des matériaux granulaires : dans quelles circonstances les chaînes de force se forment, comment elles dépendent des propriétés du disque telles que la forme et le coefficient de friction, et comment elles influencent des comportements comme le blocage — la transition rapide entre un état fluide et un état rigide. [N.D.L.T. La compréhension du comportement des milieux granulaires lorsqu’on les place sous contrainte est importante. En effet, ils sont très répandu dans la nature (sable, graviers, etc.) mais également dans les industries (notamment agro-alimentaires ou pharmaceutiques) où leur transport et leur stockage est une préoccupation majeure.]


[*] L’expérience décrite dans le papier utilise des polariseurs circulaires plutôt que les polariseurs linéaires montrés ici, mais le principe est le même.


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